RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
* version publique
Décision n° 22-D-16 du 6 octobre 2022
relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur
des verres optiques *
L’Autorité de la concurrence (commission permanente),
Vu la décision n° 15-SO-07 du 16 juin 2015, enregistrée sous le numéro 15/0057 F, par
laquelle l’Autorité de la concurrence s’est saisie d’office de pratiques concernant la
commercialisation des verres optiques ;
Vu le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, et notamment son article 102 ;
Vu le livre IV du code de commerce, et notamment son article L. 420-2 ;
Vu la décision du 5 novembre 2021 par laquelle le président de l’Autorité de la concurrence
par intérim a désigné M. Jean-Yves Mano, membre, pour compléter le quorum et examiner
l’affaire enregistrée sous le numéro 15/0057 F lors de la commission permanente du
9 décembre 2021 ;
Vu les observations présentées par les sociétés Essilor International SAS, BBGR SAS,
EssilorLuxottica SA et le commissaire du Gouvernement ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la note en délibéré des sociétés Essilor International SAS, BBGR SAS et
EssilorLuxottica SA du 16 décembre 2021 ;
Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe, les représentants des sociétés
Essilor International SAS, BBGR SAS et EssilorLuxottica SA et le commissaire du
Gouvernement entendus lors de la séance de l’Autorité de la concurrence du
9 décembre 2021, les représentants du ministère de la Solidarité et de la Santé ayant été
régulièrement convoqués ;
Adopte la décision suivante :
2
su
1
Aux termes de la présente décision, l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité »)
sanctionne, sur le fondement des articles 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union
européenne et L. 420-2 du code de commerce, la société Essilor International SAS, en tant
qu’auteure, et la société EssilorLuxottica SA, en tant que société mère, (ci-après, ensemble,
« Essilor »), pour avoir abusé de leur position dominante dans le secteur des verres optiques
entre le 29 avril 2009 et le 23 décembre 2020.
Cette décision fait suite à des opérations de visite et saisie réalisées le 9 juillet 2014 dans les
locaux de plusieurs entreprises actives dans ce secteur.
À la suite de l’exploitation des milliers de pièces recueillies à cette occasion, complétées par
de nombreux questionnaires et auditions des principaux acteurs du secteur, deux griefs
d’abus de position dominante ont été notifiés le 30 décembre 2020 par les services
d’instruction.
Le premier grief reprochait aux sociétés Essilor International SAS, Essilor Luxottica SA et
BBGR SAS (alors filiale d’Essilor International SAS) d’avoir mis en œuvre des pratiques
commerciales discriminatoires visant à entraver le développement en France de la vente en
ligne de verres correcteurs.
Le second grief, notifié aux sociétés BBGR SAS et Essilor International SAS, consistait en
une pratique de diffusion d’un discours trompeur et fluctuant visant le même objectif que
celui évoqué ci-dessus.
Après examen des éléments figurant au dossier, l’Autorité a considéré que la pratique visée
par le second grief n’était pas établie, les différentes prises de position des entreprises mises
en cause pouvant certes, parfois, refléter une présentation erronée de la vente en ligne des
verres correcteurs mais n’étant pas de nature, eu égard à leur caractère isolé, fluctuant, et
parfois non public, à influencer la structure du marché, comme requis par la jurisprudence.
S’agissant du premier grief, l’Autorité a estimé, tout d’abord, que la société BBGR SAS
devait être mise hors de cause, en l’absence d’éléments suffisamment probants pour étayer
sa participation aux pratiques qui lui étaient reprochées. Elle a, en revanche, considéré que
ces pratiques étaient établies à l’égard d’Essilor.
L’Autorité a, tout d’abord, constaté qu’Essilor était en position dominante sur le marché
français de la distribution en gros de verres correcteurs, compte tenu de l’importance et de
la stabilité de sa part de marché, de la densité et de la fiabilité de son réseau de distribution,
de sa présence à tous les niveaux de la chaîne de valeur du secteur ainsi que de l’absence de
contre-pouvoir de la demande.
Elle a, par ailleurs, estimé qu’Essilor avait abusé de cette position dominante en mettant en
œuvre une politique commerciale discriminatoire visant à entraver le développement en
France des sites de vente en ligne, au premier rang desquels ceux proposant une offre mixte
ou tout en ligne, tels Sensee, Happyview ou DirectOptic.
Cette politique discriminatoire s’est traduite d’une part, par des restrictions en matière de
livraisons de verres de marque Essilor et de communication sur l’origine des verres et
l’utilisation des marques et logos d’Essilor, d’autre part, par des limitations en termes de
garanties affectant spécifiquement les achats en ligne. Essilor n’a, par ailleurs, apporté aucun
1
Ce résumé a un caractère strictement informatif. Seuls font foi les motifs de la décision numérotés ci-après.
3
élément permettant de considérer que ces restrictions étaient justifiées par les prétendues
différences, notamment en termes de fiabilité des prises de mesures, existant entre les
opticiens exerçant leur activité dans des magasins physiques et ceux exerçant leur activi
en ligne. Enfin, l’Autorité a relevé qu’Essilor, tout en s’opposant en France à la vente en
ligne de verres correcteurs, commercialisait parallèlement ce type de verres à l’étranger, tant
sur ses propres sites que sur des sites tiers.
Ces pratiques présentent un caractère de gravité certain, dès lors, en particulier, qu’elles sont
intervenues dans le secteur de la santé publique et, plus spécifiquement, dans un secteur
caractérisé par des prix élevés et la volonté des pouvoirs publics d’encourager un mode de
commercialisation propice à une baisse des prix. Elles ont, également, engendré un
dommage à l’économie certain, dans la mesure, notamment, où, d’une part, l’accès aux
produits d’Essilor et la communication sur ce point présentaient un enjeu crucial en termes
de crédibilité pour le canal émergent de la vente en ligne, au regard de la notoriété inégalée
de ces produits et où, d’autre part, elles ont pu favoriser le maintien de prix élevés et limiter
le choix et l’information des consommateurs.
Le dommage présente toutefois un caractère modéré, en raison du fait qu’en l’absence même
des pratiques incriminées, le canal de vente en ligne serait en toute hypothèse demeuré
minoritaire sur la période considérée.
Pour l’ensemble de ces motifs, et en prenant également en considération la durée
particulièrement longue de l’infraction 11 ans et 7 mois ainsi que l’appartenance à un
groupe d’envergure mondiale, leader dans son domaine, l’Autorité a infligé les sanctions
suivantes :
Entreprise Sanction (en euros)
Essilor International SAS 81 067 400
EssilorLuxottica SA
2
15 400 000
2
Au titre de sa responsabilité solidaire, pour la période courant du 1
er
octobre 2018 au 23 décembre 2020.
4
SOMMAIRE
I. CONSTATATIONS ................................................................................ 8
A. LA PROCEDURE ...........................................................................................................8
B. LE SECTEUR CONCERNE ..........................................................................................8
1. L
A NATURE DES PRODUITS EN CAUSE .......................................................................9
a) Les différents types de verres correcteurs ............................................ 10
b) La fabrication des verres correcteurs ................................................... 10
2. L
E CADRE JURIDIQUE ..............................................................................................11
a) Les dispositions en vigueur jusqu’au 22 juin 2000............................... 11
b) Les dispositions applicables du 22 juin 2000 à l’entrée en vigueur, le
19 mars 2014, de la loi Hamon du 17 mars 2014 .................................. 11
c) Les dispositions en vigueur depuis l’entrée en vigueur de la loi
Hamon ...................................................................................................... 12
3. L’
ORGANISATION ET LEVOLUTION DU SECTEUR..................................................12
a) L’organisation du secteur ....................................................................... 12
b) L’évolution du secteur ............................................................................ 14
C. L’ENTITE CONCERNEE ...........................................................................................16
1. L
ES RAPPROCHEMENTS SUCCESSIFS MARQUANT LHISTOIRE D’ESSILOR ..........16
2. L
ES ACTIVITES D’ESSILOR ......................................................................................17
a) La production de verres correcteurs ..................................................... 17
La production de verres correcteurs de stock et de prescription ........................17
Les différents verres correcteurs produits par Essilor ........................................18
b) La distribution de verres correcteurs .................................................... 19
La distribution des verres correcteurs en France ...............................................19
La distribution des verres correcteurs en dehors du territoire français .............20
3. L
A NOTORIETE D’ESSILOR ......................................................................................26
a) La notoriété d’Essilor et de ses marques .............................................. 26
La notoriété d’Essilor ...........................................................................................26
La notoriété des marques d’Essilor .....................................................................28
b) La stratégie de communication d’Essilor .............................................. 28
D. LES PRATIQUES CONSTATEES .............................................................................29
1. L
ES RISQUES COMMERCIAUX ASSOCIES PAR ESSILOR A LEMERGENCE DE LA
VENTE EN LIGNE .......................................................................................................30
2. L
A COMMUNICATION INTERNE ET EXTERNE D’ESSILOR SUR LA VENTE EN LIGNE
DE VERRES CORRECTEURS EN
FRANCE ..................................................................32
a) La communication d’Essilor sur le cadre juridique applicable à la vente
en ligne en France ................................................................................... 32
5
b) Les prises de position publiques d’Essilor sur le caractère inapproprié
de la vente en ligne de verres correcteurs ............................................. 34
Les déclarations visant spécifiquement les verres « complexes » .......................34
Les déclarations visant indistinctement tous les types de verres ........................37
3. L
ES RESTRICTIONS IMPOSEES PAR ESSILOR AUX DISTRIBUTEURS DE VERRES
CORRECTEURS EN LIGNE EN FRANCE .....................................................................39
a) La veille mise en place par Essilor sur Internet ................................... 39
b) Les négociations menées avec Sensee à compter de 2011 .................... 40
La perception du potentiel de Sensee par Essilor ...............................................40
Les préoccupations exprimées par Essilor à la suite de la première demande de
référencement de Sensee du 31 mai 2012 ...........................................................41
Les préoccupations réitérées d’Essilor à la suite de la deuxième demande de
référencement du 20 novembre 2012 ..................................................................45
L’acceptation de la troisième demande de référencement de Sensee du
15 mai 2013 ..........................................................................................................47
c) Les restrictions imposées à d’autres distributeurs en ligne ................ 49
Le site ConfortVisuel ...........................................................................................49
Le site Acheter-lunettes.com ................................................................................50
Les sites Iloveyourglasses et Simplyoptic ............................................................50
Le site Happyview .................................................................................................50
Le site Direct Optic ...............................................................................................50
Le site Opticien24 .................................................................................................51
Le site VisioFactory .............................................................................................52
Le site ExperOptic ................................................................................................52
Le site Evioo .........................................................................................................52
d) L’incompatibilité de la vente en ligne avec les conditions de vente des
verres progressifs Essilor et Varilux ..................................................... 52
L’incompatibilité de la vente en ligne avec les conditions d’application de
la garantie adaptation pour les marques Essilor et Varilux ...............................53
L’incompatibilité de la vente en ligne avec les CPV Varilux .............................54
La compatibilité de la vente en ligne avec les conditions particulières de vente
des produits BBGR ...............................................................................................56
E. LES GRIEFS NOTIFIES .............................................................................................56
1. G
RIEF N° 1 ................................................................................................................56
2. G
RIEF N° 2 ................................................................................................................56
II. DISCUSSION ........................................................................................ 57
A. SUR LA PROCEDURE ................................................................................................57
1. S
UR LA DUREE DE LA PROCEDURE ..........................................................................57
a) Le droit applicable .................................................................................. 57
6
b) L’application au cas d’espèce ................................................................. 58
S’agissant de la durée de la procédure ................................................................58
S’agissant de l’atteinte alléguée aux droits de la défense ...................................60
2. S
UR LIMPARTIALITE ...............................................................................................61
a) Rappel des principes ............................................................................... 61
b) Application en l’espèce ........................................................................... 62
3. S
UR LABANDON DES PRATIQUES DENTENTE ........................................................64
4. S
UR LA CLARTE DES GRIEFS NOTIFIES ...................................................................65
B. SUR L’APPLICABILITE DU DROIT DE L’UNION ...............................................68
1. L
E RAPPEL DES PRINCIPES APPLICABLES ...............................................................68
2. L’
APPLICATION AU CAS DESPECE ..........................................................................70
C. SUR LA POSITION DOMINANTE D’ESSILOR SUR LE MARCHE PERTINENT
.........................................................................................................................................70
1. L
E MARCHE PERTINENT ..........................................................................................70
a) Le rappel des principes applicables ....................................................... 70
b) L’application au cas d’espèce ................................................................. 71
Le marché de produits pertinent ..........................................................................72
Le marché géographique pertinent .....................................................................72
2. L
A POSITION DOMINANTE D’ESSILOR ....................................................................73
a) Le rappel des principes applicables ....................................................... 73
b) L’application au cas d’espèce ................................................................. 74
D. SUR LE BIEN FONDE DES GRIEFS NOTIFIES ....................................................81
1. S’
AGISSANT DU GRIEF N° 1 ......................................................................................81
a) Rappel des principes applicables ........................................................... 81
Sur l’abus de position dominante ........................................................................81
Sur les pratiques de discrimination abusive ........................................................84
b) Application au cas d’espèce .................................................................... 87
L’existence d’une politique discriminatoire visant les sites de vente en ligne ...87
Sur l’existence d’effets anticoncurrentiels produits par les pratiques en
cause ...................................................................................................................103
Sur la justification des pratiques .......................................................................114
c) Sur la durée des pratiques .................................................................... 118
Sur le point de départ des pratiques ..................................................................119
Sur la date de fin des pratiques..........................................................................119
d) Sur les entités responsables .................................................................. 119
e) Conclusion sur le grief n°1 ................................................................... 120
2. S’
AGISSANT DU GRIEF N° 2 ....................................................................................120
7
a) Le rappel des principes applicables ..................................................... 120
b) L’application en l’espèce ...................................................................... 123
E. SUR L’IMPUTABILITE ............................................................................................126
1. R
APPEL DES PRINCIPES APPLICABLES ..................................................................126
2. A
PPLICATION AU CAS DESPECE ...........................................................................127
F. SUR LES SANCTIONS ..............................................................................................128
1. S
UR LA DETERMINATION DU MONTANT DE BASE DE LA SANCTION ....................129
a) Sur la valeur des ventes affectées ......................................................... 129
Rappel des principes applicables .......................................................................129
Application au cas d’espèce ...............................................................................129
b) Sur la gravité de la pratique ................................................................. 130
Rappel des principes applicables .......................................................................130
Application au cas d’espèce ...............................................................................131
c) Sur l’importance du dommage causé à l’économie ............................ 133
Rappel des principes applicables .......................................................................133
Application au cas d’espèce ...............................................................................134
Conclusion sur le dommage à l’économie ........................................................144
d) Conclusion sur la proportion de la valeur des ventes ........................ 144
e) Sur la durée de la pratique ................................................................... 145
Rappel des principes applicables .......................................................................145
Application au cas d’espèce ...............................................................................145
f) Conclusion sur la détermination du montant de base ....................... 145
2. S
UR LINDIVIDUALISATION DE LA SANCTION .......................................................146
a) Sur les circonstances atténuantes et aggravantes ............................... 146
b) Sur les autres éléments d’individualisation ........................................ 146
3. C
ONCLUSION SUR LE MONTANT DE LA SANCTION PECUNIAIRE .........................149
4. S
UR LES AJUSTEMENTS FINAUX ............................................................................149
a) Sur le maximum légal ........................................................................... 149
b) Sur la situation financière de l’entreprise ........................................... 150
c) Sur le montant final de la sanction ...................................................... 150
DÉCISION ................................................................................................... 151
8
I. Constatations
A. LA PROCEDURE
1. Sur autorisation du juge des libertés et de la détention (ci-après « JLD ») de Paris du
2 juillet 2014
3
, prise sur le fondement de l’article L. 450-4 du code de commerce, des
opérations de visite et saisie ont été menées, le 9 juillet 2014, dans les locaux des sociétés
Essilor International, BBGR, Novacel Ophtalmique, Hoya Lens France et Carl Zeiss Vision
France
4
.
2. Par décision n° 15-SO-07 du 16 juin 2015
5
, enregistrée sous le numéro 15/0057 F, l’Autorité
de la concurrence (ci-après l’« Autorité ») s’est saisie d’office de pratiques concernant la
commercialisation dans le secteur des verres optiques.
3. Les sociétés Essilor International, BBGR, Novacel Ophtalmique, Hoya Lens France ont
formé, sur le fondement de l’article L. 450-4 du code de commerce, des recours à l’encontre
des ordonnances du JLD et du déroulement des opérations de visite et saisie.
4. Par ordonnances du 27 mai 2016
6
, le magistrat délégué par le premier président de la cour
d’appel de Paris (ci-après « le magistrat délég ») a annulé la saisie de certaines pièces
informatiques couvertes par le secret des correspondances avocat-client et d’autres pièces
relevant de la vie privée saisies dans les locaux des sociétés Essilor International et BBGR
7
.
Il a, en revanche, débouté chacune des requérantes de leurs autres demandes.
5. Par deux arrêts du 8 novembre 2017
8
, la Cour de cassation a rejeté les pourvois introduits
par Essilor International et BBGR.
6. Une notification de griefs en date du 23 décembre 2020 a été adressée, le 30 décembre 2020,
pour des pratiques prohibées au titre des articles 102 du Traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne (ci-après « TFUE ») et L. 420-2 du code de commerce, aux sociétés
BBGR SAS, Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA.
7. Un rapport a été adressé à ces sociétés le 27 juillet 2021.
8. L’affaire a été examinée lors d’une séance de l’Autori, tenue le 9 décembre 2021.
B. LE SECTEUR CONCERNE
9. Le secteur concerné par la présente procédure est celui de l’optique-lunetterie, qui regroupe
plusieurs catégories de produits, tels que les verres correcteurs, leurs montures, les
lunettes solaires et les lentilles de contact. En 2019, son chiffre d’affaires s’élevait à
3
Cotes 483 à 495.
4
Cotes 505, 506, 552, 553, 592, 593, 609 et 610.
5
Cotes 4033 et 4034.
6
Cotes 7937 à 7986.
7
Cotes 7937 à 7986.
8
Cotes 7987 à 8042.
9
7 milliards d’euros environ
9
, les verres correcteurs, les montures de lunettes de vue, les
lunettes solaires, les lentilles de contact et les produits d’entretien représentant
respectivement, en valeur, 61 %, 26 %, 7 %, 5 % et 1 %
10
(voir ci-dessous).
1. LA NATURE DES PRODUITS EN CAUSE
10. Les produits d’optique-lunetterie peuvent être regroupés en deux catégories :
les articles assimilés par le code de la santé publique à des dispositifs médicaux, au sens
de la directive93/42/CEE du 14 juin 1993
11
tels que les verres correcteurs, les
montures et les verres de contact
12
;
les articles qui ne constituent pas des dispositifs médicaux tels que les lunettes solaires,
les lunettes pour le sport et les produits d’entretien des lentilles.
11. La présente procédure concerne uniquement la première catégorie.
9
Xerfi France, La fabrication de lunettes, verres et lentilles, juin 2020, page 20 ; en 2009, ce chiffre d’affaires
était inférieur à 6 milliards d’euros.
10
Xerfi France, La fabrication de lunettes, verres et lentilles, juin 2020, page 12.
11
Directive 93/42/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, relative aux dispositifs médicaux, JO L 169 du
12 juillet 1993, page 1.
12
Parmi les exigences réglementaires auxquelles sont soumis les dispositifs médicaux, figurent notamment le
marquage « CE », les obligations de déclaration auprès des autorités réglementaires quant à l’activité, à la
nature des produits commercialisés, et aux ventes annuelles en France ainsi que le respect des règles en
matière de publicité, de transparence et de matériovigilance.
61%
26%
7%
5%
1%
Répartition du chiffre d'affaires
Verres correcteurs Montures de lunettes de vue Lunettes solaires
Lentilles de contact Produits d'entretien
10
a) Les différents types de verres correcteurs
12. Les verres correcteurs permettent de corriger les déficiences visuelles généralement
diagnostiquées par un professionnel de santé spéciali les optométristes et les
ophtalmologistes
13
telles que l’astigmatisme, l’hypermétropie, la myopie et la presbytie
14
.
13. Au sein de la catégorie des verres correcteurs, on distingue les verres unifocaux, qui ont la
même correction optique sur toute la surface du verre et ne corrigent donc la vision que sur
une plage de vision donnée
15
, et les verres multifocaux qui apportent au moins deux
corrections de vision différentes. En Europe, plus de 90 % des verres multifocaux
commercialisés sont des verres progressifs
16
.
b) La fabrication des verres correcteurs
14. Les verres sont fabriqués suivant deux procédés distincts
17
, selon que le produit fini est un
verre dit « de stock » ou un verre dit « Rx » ou « de prescription ».
15. Les verres finis « de stock » sont directement moulés en usine avec une puissance optique
finale leur permettant d’être vendus en l’état par les opticiens. Ils corrigent les défauts visuels
les plus courants.
16. Les verres finis dits « Rx » ou « de prescription » sont issus d’une transformation en deux
temps. Dans un premier temps, la matière première est moulée en usine et laissée à l’état de
produit semi-fini appelé « substrat ophtalmique ». Dans un second temps, sur commande des
opticiens ou des optométristes, ce substrat est travaillé dans un laboratoire de prescription
afin d’être transformé en verre fini unifocal ou multifocal. La confection de ces verres
nécessite, préalablement au montage des verres sur les montures, la transmission
d’informations relatives au porteur, qui varient selon le caractère individualisé ou non du
verre.
17. La plupart des verres de prescription, qu’ils soient unifocaux ou progressifs, sont des verres
standard qui n’intègrent pas de paramètres d’individualisation. Sur ce point, la société Carl
Zeiss a précisé qu’« un verre de lunette est conçu pour un porteur moyen, avec une monture
moyenne »
18
.
13
Décision de la Commission du 1
er
mars 2008, M.8394 Essilor / Luxottica, C(2018) 1198 final,
paragraphe 32.
14
Décision de la Commission du 1
er
mars 2008, M.8394 Essilor / Luxottica, C(2018) 1198 final,
paragraphe 32.
15
Décision de la Commission du 1
er
mars 2008, M.8394 Essilor / Luxottica, C(2018) 1198 final,
paragraphe 33.
16
Les verres progressifs permettent aux personnes presbytes de voir net à toutes les distances avec une seule
paire de lunettes ; voir le site Internet d’Essilor, accessible à partir de l’URL suivant :
https://www.essilor.fr/la-
vue/acheter-ses-lunettes/verres-progressifs. Cotes 7743, 7848, 7849, 7835, 7836 et 7827.
17
Décision de la Commission du 1
er
mars 2008, M.8394 Essilor / Luxottica, C(2018) 1198 final,
paragraphe 35.
18
Cote 7732.
11
18. Les données nécessaires à la confection des verres de prescription sont, le cas échéant :
s’agissant des verres unifocaux : la mesure de l’écart pupillaire, qui correspond à la
distance entre les centres respectifs des deux pupilles
19
;
s’agissant des verres progressifs : l’écart pupillaire et la hauteur pupillaire, qui désignent
la distance entre le centre de la pupille et le bas du verre
20
.
19. Toutefois, ainsi que le précisait notamment le site de vente de produits d’optique en ligne
Eye Buy Direct, « si le choix de monture est atypique (une très grande distance verre œil)
ou si le porteur a un port de tête inhabituel (tête très penchée), le porteur aura intérêt à
opter pour un verre individualisé »
21
. Les principaux fabricants de verres proposent ainsi,
pour leurs gammes les plus « premium », des verres individualisés intégrant certains
paramètres supplémentaires
22
.
2. LE CADRE JURIDIQUE
20. Le cadre légal et réglementaire applicable au secteur d’activité en cause a évolué à trois
reprises depuis le début de l’année 2000.
a) Les dispositions en vigueur jusqu’au 22 juin 2000
21. Aux termes des articles L. 505 et L. 508 du code de la santé publique, abrogés par
l’ordonnance n° 2000-548 du 15 juin 2000 publiée le 22 juin 2000, seuls les établissements
– ou les rayons spécialisés – dirigés ou gérés par une personne remplissant les conditions de
diplôme requises pour l’exercice de la profession d’opticien pouvaient exercer l’activité
d’optique-lunetterie. Le « colportage » qui désigne en particulier le démarchage des
verres correcteurs d’amétropie
23
était par ailleurs interdit.
b) Les dispositions applicables du 22 juin 2000 à l’entrée en vigueur, le
19 mars 2014, de la loi Hamon du 17 mars 2014
22. À compter du 22 juin 2000, les opticiens-lunetiers ont été autorisés, à titre dérogatoire, en
application de l’article L. 4211-4 du code de la santé publique, à vendre les produits destinés
à l’entretien des lentilles oculaires de contact
24
. Les autres dispositions visées au
paragraphe 21 ci-avant, désormais codifiées aux articles L. 4211-1 et L. 4362-9 du code de
la santé publique, sont demeurées inchangées.
19
Cote 10102.
20
Cote 10104.
21
Cote 10104.
22
Tels que la distance entre le verre et l’œil, l’angle pantoscopique, l’angle de galbe, la hauteur de montage, le
comportement tête-œil, le système verre-œil et la distance de lecture ; voir les cotes 9935, 9988 et 9989.
23
Anomalie de la vision, due à un défaut des milieux réfringents de l‘œil (myopie, hypermétropie,
astigmatisme).
24
Jusqu’alors, cette activité était réservée aux pharmaciens, en vertu de l’article L. 4211-1 du code de la santé
publique.
12
c) Les dispositions en vigueur depuis l’entrée en vigueur de la loi Hamon
23. La loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « loi Hamon », tout en
continuant à réserver la délivrance de verres correcteurs d’amétropie et de lentilles de contact
oculaire correctrices aux personnes autorisées à exercer la profession d’opticien-lunetier
(article L. 4362-9 du code de la santé publique), a supprimé l’interdiction de colportage. Elle
a, par ailleurs, introduit l’obligation d’indiquer la valeur de l’écart pupillaire
25
sur les
prescriptions médicales de verres correcteurs, afin notamment de faciliter les ventes sur
Internet (article L. 4134-1 du code de la santé publique). Elle a, enfin, supprimé la réserve
relative au caractère dérogatoire de l’activité de vente des produits destinés à l’entretien des
lentilles de contact
26
.
3. L’ORGANISATION ET LEVOLUTION DU SECTEUR
a) L’organisation du secteur
24. S’agissant de la distribution des lunettes d’optique, les détenteurs de marques confient
généralement la distribution de leurs produits aux fabricants bénéficiant de la licence
d’exploitation. Les fabricants, quant à eux, s’appuient le plus souvent sur des distributeurs
indépendants pour la distribution de leurs produits propres ou sous licence
27
.
25. Certains distributeurs de lunettes choisissent d’opérer en tant que franchise ou succursale
d’une enseigne d’optique ou encore d’adhérer à un groupement coopératif. D’autres, enfin,
sont indépendants et s’approvisionnent via une centrale commune d’achat ou de
référencement
28
.
26. Pour l’essentiel, les lunettes solaires et optiques sont distribuées via des boutiques physiques.
Les ventes en ligne se sont toutefois développées depuis le début des années 2000, les
opticiens ayant mis en place des possibilités d’achat en ligne permettant de s’assurer de la
bonne adaptation des lunettes de vue aux clients, soit uniquement en ligne, soit via
l’intervention physique d’un opticien
29
.
27. Trois modèles de commercialisation recourant à la vente en ligne coexistent.
28. Le premier est le modèle « tout numérique », dit « pure player ». Il repose sur une offre
entièrement en ligne, sans lien avec des réseaux de vente physiques. Les sites concernés
proposent généralement des modalités d’essayage virtuel, en ayant recours à des photos ou
25
Cette distance entre les deux pupilles permet aux opticiens de centrer précisément les verres correcteurs des
lunettes. Elle peut être mesurée, à distance, à l’aide des technologies adéquates (voir les paragraphes 88 et
suivants par exemple).
26
Avis 19-A-08 du 4 avril 2019 relatif aux secteurs de la distribution du médicament en ville et de la biologie
médicale privée, paragraphe 840.
27
Par exemple, les boutiques Alain Mikli Shop distribuent les produits Mikli (cote 19720), et Maui Jim vend
ses lunettes sur son site Internet, accessible à partir de l’URL : https://www.mauijim.com/
.
28
Décision 21-D-20 du 22 juillet 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des lunettes
et montures de lunettes (affaire pendante), paragraphe 39.
29
Décision 21-D-20 du 22 juillet 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des lunettes
et montures de lunettes (affaire pendante), paragraphe 871.
13
à de la réalité augmentée
30
et/ou un essayage à domicile gratuit des montures
31
. L’offre en
ligne fait généralement l’objet d’une garantie « satisfait ou remboursé » d’une durée de
30 jours pour tous les verres, soit un délai significativement supérieur au délai légal de
rétractation de 14 jours. La garantie initiale est parfois complétée par une garantie adaptation
de 100 jours pour les verres progressifs
32
. Ce modèle a, par exemple, été adopté par Sensee,
qui procédait elle-même au réglage des montures grâce à la mesure de l’écart pupillaire
réalisée directement en ligne, étant précisé que, pour les verres progressifs, Sensee envoyait
d’abord la monture au client, afin que les mesures soient effectuées avec la monture portée
33
.
29. Le deuxième est un modèle mixte. Dans celui-ci, certains opérateurs choisissent de
compléter leur offre intégralement en ligne par une offre dite « cross-canal » [multicanal],
c’est-à-dire alliant le canal Internet et les points de vente physiques. Les sites concernés se
sont ainsi dotés d’un ou de plusieurs lieux de démonstration dits « showrooms », permettant
au client sans l’y contraindre soit d’essayer les lunettes en magasin et de se les faire livrer
chez lui, soit de choisir sa monture et ses verres en ligne et de les récupérer en magasin
(procédé dit « click & collect » [collecte en magasin])
34
. Ce modèle a notamment été adopté
par les sites Happyview, DirectOptic ou ConfortVisuel, qui ont ouvert des magasins et/ou
noué des partenariats avec des opticiens physiques, sans abandonner pour autant leur offre
entièrement en ligne.
30. Le dernier est une déclinaison du précédent. La minorité d’opérateurs qui ont opté pour lui
ne proposent pas d’offre entièrement en ligne complétée par quelques points de vente
physiques mais uniquement une offre mixte, où différentes étapes de la vente s’effectuent
selon une modalité prédéfinie (en ligne ou en boutiques). Pour ce type d’offres, l’achat d’une
partie de l’équipement s’effectue sur Internet (verres ou montures) et la finalisation de la
vente (notamment l’ajustage et la prise de mesures) est réalisée chez des opticiens partenaires
ou des boutiques / « showrooms » détenues en propre. Cette déclinaison du modèle de vente
« cross-canal » a notamment été adoptée par les acteurs Easyverres et Evioo.
31. En pratique, quel que soit le canal de distribution choisi, les consommateurs ont la possibilité
de recourir aux services des opticiens traditionnels
35
. Ce point est notamment mis en
évidence dans une interview du 15 décembre 2013 du président d’Optic 2000, très critique
vis-à-vis des assouplissements envisagés par la loi Hamon et de la concurrence selon lui
déloyale des sites de vente en ligne, où celui-ci souligne, pour le déplorer, qu’en cas d’achat
en ligne et de problèmes ultérieurs d’ajustement, les opticiens traditionnels procédaient
gratuitement aux réglages nécessaires
36
.
32. En France, la vente en ligne de produits d’optique, et en particulier de lunettes de vue, est
véritablement apparue à la fin des années 2000 et au début des années 2010, notamment avec
30
À titre d’illustration, voir cote 10107.
31
À titre d’illustration, voir cotes 10111 et 10115-10116.
32
À titre d’illustration, voir cote 10112.
33
Cote 2040.
34
Cote 9142.
35
Décision 21-D-20 du 22 juillet 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des lunettes
et montures de lunettes (affaire pendante), paragraphe 873.
36
E. TREGUIER, « Pourquoi les opticiens sopposent à la vente de lunettes par internet », 15 décembre 2013,
Challenge, accessible à partir de l’URL :
https://www.challenges.fr/entreprise/pourquoi-les-opticiens-s-
opposent-la-vente-de-lunettes-par-internet_30589.
14
le lancement ou l’arrivée des sites Happyview, Direct Optic, Opticien24, Mister Spex et
Sensee
37
.
33. Selon certaines sources, les ventes en ligne de lunettes solaires et optiques représenteraient
4 % du marché français en valeur en 2020
38
.
b) L’évolution du secteur
34. Le marché de l’optique-lunetterie a connu un récent mouvement de fusions-acquisitions,
d’abord, en 2018
39
, entre Essilor alors numéro un mondial de la fabrication et de la vente
de verres de lunettes et Luxottica leader mondial de la fabrication de montures de
lunettes puis, entre la nouvelle entité issue de ce rapprochement, EssilorLuxottica, et
GrandVision
40
leader européen et numéro deux mondial de la distribution au détail de
produits d’optique-lunetterie, cette opération ayant été finalisée le 1
er
juillet 2021.
35. Ce mouvement de concentration a également concerné certains sites de vente en ligne. Ainsi,
Alain Afflelou a acquis en 2016 le site Happyview, précurseur en France du commerce de
lunettes en ligne
41
. De même, la société Acuitis qui avait déjà acquis en 2018 les boutiques
françaises de l’enseigne néerlandaise Hans Anders, ainsi que les magasins et le site Internet
de l’enseigne française Direct Optique a racheté, en 2020, Sensee
42
et
lentillesmoinschères.com, pour former un des principaux groupes de e-commerce en France
s’agissant des produits d’optique
43
.
36. Par ailleurs, les grandes maisons de luxe se sont récemment lancées dans la production de
montures, alors qu’elles déléguaient auparavant cette activité à des sous-traitants. Dès 2015,
Kering le numéro deux mondial du luxe, qui détient notamment les marques Gucci et
Yves Saint Laurent a créé Kering Eyewear, une filiale dédiée à la fabrication de lunettes
44
.
37
Cote 10617.
38
H. CHARRONDIERE, « Acuitis se renforce dans la vente en ligne », 6 février 2020, Les Échos études,
accessible à partir de l’URL :
https://www.lesechos-etudes.fr/blog/actualites-21/acuitis-se-renforce-dans-la-
vente-en-ligne-9594.
39
Commission euroenne, « Concentrations : la Commission donne son feu vert à la concentration entre
Essilor et Luxottica », communiqué de presse du 1
er
mars 2018, IP/18/1442.
40
Commission européenne, « Mergers : Commission clears acquisition of GrandVision by EssilorLuxottica,
subject to conditions », communiqué de presse du 23 mars 2021, IP/21/1348 ; EssilorLuxottica,
« EssilorLuxottica announces decision to close acquisition of GrandVision on 1
st
July 2021 in accordance with
the terms and conditions of the agreements signed on 30 July 2019 », communiqué de presse du 29 juin 2021,
accessible à partir de l’URL suivant :
https://www.essilorluxottica.com/essilorluxottica-announces-decision-
close-acquisition-grandvision-1st-july-2021-accordance-terms.
41
Acuité, « Le site Happyview ouvre son premier magasin physique et développe un concept unique »,
20 mars 2017, accessible à partir de l’URL :
https://www.acuite.fr/actualite/magasin/108389/le-site-
happyview-ouvre-son-premier-magasin-physique-et-developpe-un.
42
Société française créée le 1
er
avril 2011 qui a commercialisé des lunettes, d’abord exclusivement par Internet,
puis également dans des boutiques physiques, jusqu’à son acquisition par Acuitis.
43
Acuité : « X… abandonne l’optique et cède son groupe Sensee », 28 janvier 2020, accessible à partir de
l’URL :
https://www.acuite.fr/actualite/magasin/175112/marc-simoncini-abandonne-loptique-et-cede-son-
groupe-sensee.
44
Elle fabrique et distribue aujourd’hui les lunettes des marques Gucci, Cartier, Yves Saint Laurent, Bottega
Veneta, Balenciaga, Chloé, Alexander McQueen, Montblanc, Brioni, Dunhill, Boucheron, Pomellato, Alaïa,
Mcq, et Puma ; voir le site Internet de l’entreprise, accessible à partir de l’URL :
https://www.kering.com/en/houses/kering-eyewear/
.
15
En 2017, LVMH a, pour sa part, créé, avec le fabricant italien Marcolin, l’entreprise
commune Thélios, qui produit aujourd’hui les montures des marques Dior, Céline, Loewe,
Fred, Kenzo et Berluti. Dans le même temps, certaines maisons de luxe, dont les marques
du groupe LVMH, ont mis fin aux contrats de licence qui les liaient à des fabricants
indépendants.
37. S’agissant du degré de concurrence et du niveau des prix sur ce marché, la Cour des comptes
avait relevé dans son rapport de 2013 sur l’application des lois de financement de la sécurité
sociale :
« De fait, sur les marchés français de l’optique et de l’audioprothèse, les critères de
détermination des prix sont opaques, la comparaison des prix est très malaisée et la
concurrence entre les principaux producteurs apparaît limitée : ce manque de transparence
peut faire craindre que le patient français ne “surpaye” ces équipements. En tout état de
cause, pour l’optique, le “ panier” français est plus de deux fois supérieur à la moyenne des
quatre grands pays voisins »
45
.
38. Selon la Cour des comptes, « le niveau des prix s’explique dans une large mesure par celui
des marges des intervenants de la filière »
46
et il serait, partant, nécessaire de « rendre le
marché plus transparent et concurrentiel en développant de nouveaux modes d’acquisition
des produits, notamment par Internet »
47
. À cet égard, la Cour estimait qu’une progression
de la part de la distribution par Internet jusqu’à 10 % pourrait entraîner une baisse des prix
de 8 % à 30 %.
39. Les travaux parlementaires relatifs à la loi Hamon précitée attestent également que le prix
des lunettes était un sujet de préoccupation pour les pouvoirs publics
48
. Ainsi, selon
M. Benoît Hamon, alors ministre délégué à l’économie sociale et solidaire et à la
consommation, 3 millions de Français renonçaient à l’achat de lunettes en raison de leur prix
trop élevé
49
.
40. En mai 2019, l’étude Xerfi relative à la fabrication de lunettes, verres et lentilles a conclu
que l’essor de la vente en ligne qui est soumise à des coûts de structure moindres que la
vente en boutiques physiques et dont la stratégie est souvent axée sur les prix
50
a accentué
45
Cour des comptes, La sécurité sociale, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité
sociale, septembre 2013, page 399.
46
Cour des comptes, La sécurité sociale, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécuri
sociale, septembre 2013, page 400 ; voir aussi, sur ce point, la décision 02-D-36 du 14 juin 2002 relative à
des pratiques relevées dans le secteur de la distribution des lunettes d’optique sur le marché de l’agglomération
lyonnaise, page 5, ainsi que l’étude commanditée par Essilor en 2012, qui souligne que « les fabricants de
verres comme Essilor et les fabricants de montures comme Luxottica réalisent des marges considérables, avec
des multiples de 4 sur le prix de revient, marges amplifiées par les opticiens au multiple moyen de 5 » (cote
10286).
47
Cour des comptes, La sécurité sociale, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité
sociale, septembre 2013, page 419.
48
Amendement 22 présenté par Mme Massat, M. Frédéric Barbier, Mme Got, M. Potier,
Mme Valter, M. Fekl, Mme Marcel, M. Destans, M. Gille et les membres du groupe socialiste, républicain et
citoyen le 29 novembre 2013, lors de la deuxième lecture du projet de loi relatif à la consommation du
21 novembre 2013.
49
Assemblée nationale, Compte rendu intégral de la première séance du jeudi 13 vrier 2014.
50
D. MARIMORT et J. POUYET, « L’optique en France. Étude Économique », étude Altermind conduite à la
demande de Sensee ; voir cote 183.
16
la pression sur les prix à l’aval, et est apparu susceptible d’entraîner une baisse des prix et
des marges à l’amont, au détriment des fabricants de verres
51
.
C. L’ENTITE CONCERNEE
41. Essilor est le leader mondial de la fabrication de verres correcteurs et l’inventeur des verres
progressifs.
1. LES RAPPROCHEMENTS SUCCESSIFS MARQUANT LHISTOIRE D’ESSILOR
42. Essilor est issue de la fusion d’ESSEL et SILOR
52
, réalisée en 1972. Au cours des dernières
décennies, elle s’est imposée comme le leader mondial de la conception, de la fabrication et
de la distribution des verres correcteurs
53
.
43. Comme relevé ci-avant (voir paragraphe 34), Essilor et Luxottica ont fusionné pour former
EssilorLuxottica, qui regroupe désormais plusieurs grandes marques du secteur de
l’optique-lunetterie, tant dans le segment des verres correcteurs que dans celui des montures
de lunettes
54
.
44. Le groupe italien Luxottica est le premier fournisseur mondial et européen de lunettes
55
.
Luxottica détient, fabrique et commercialise elle-même des marques à forte notoriété, telles
que Ray-Ban (depuis 1999), Persol (depuis 1995) et Oakley (depuis 2007). Elle dispose
également d’un portefeuille important de marques de luxe, comme Chanel, sous contrat de
licence. Au cours des dix dernières années, ce portefeuille s’est notamment enrichi des
marques Armani, Michael Kors et Valentino, mais a perdu par ailleurs des marques telles
que Stella McCartney, Anne Klein et Salvatore Ferragamo.
45. Le 1
er
octobre 2018, la société Essilor International SA ancienne holding du groupe Essilor
est devenue la société EssilorLuxottica SA nouvelle holding détenant 100 % des sociétés
Essilor International SAS dans laquelle toutes les filiales anciennement détenues par
Essilor International SA ont été transférées et Luxottica Group SpA
56
.
46. En 2018, EssilorLuxottica a réalisé un chiffre d’affaires d’environ 16 milliards d’euros au
niveau mondial et de plus de 4 milliards en Europe
57
. Sa capitalisation boursière s’élevait à
environ 50 milliards. Elle employait près de 150 000 salariés
58
, et son réseau de distribution
était composé de 8 000 points de vente dans plus de 150 pays
59
.
51
Cote 8976.
52
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 12.
53
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 5.
54
Cote 8955.
55
Commission européenne, « Concentrations : la Commission donne son feu vert à la concentration entre
Essilor et Luxottica », communiqué de presse du 1
er
mars 2018, IP/18/1442.
56
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 38.
57
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 40.
58
Cote 8957.
59
Cote 8955.
17
47. En 2021, EssilorLuxottica a pris le contrôle de GrandVision
60
, qui exploite plus de 7 000
magasins dans environ 40 pays
61
. Elle est présente en France par l’intermédiaire de sa filiale,
la société GrandVision France SAS, filiale à 100 % de la société GrandVision SA, qui
compte depuis 2011 les divisions Générale d’Optique et GrandOptical. En 2019,
GrandVision disposait de 808 points de vente en France
62
.
48. Sauf mention expresse contraire, la société Essilor International SAS sera dénommée Essilor
dans la présente décision.
2. LES ACTIVITES D’ESSILOR
49. Essilor est présente au niveau tant de la production que de la commercialisation en gros et
au détail des verres correcteurs.
50. En 2017, 80 % à 90 % du chiffre d’affaires d’Essilor réalisé dans l’Espace économique
européen (ci-après « EEE ») était constitué par les revenus générés par la vente de verres
correcteurs et d’instruments d’optique
63
.
51. S’agissant des verres correcteurs, Essilor commercialise directement
64
les produits des
marques Essilor, Varilux, Crizal, Transitions, Eyezen et Xperio
65
. Elle vend, par ailleurs,
indirectement les produits de la marque BBGR, par l’intermédiaire de BBGR SAS, ainsi que
ceux des marques Nikon, Novacel, Mont-Royal et Shamir, par l’intermédiaire d’autres
filiales.
52. Si Essilor vend la majorité de ses produits à des distributeurs, elle procède également
directement à la vente au détail en ligne d’une partie de ceux-ci, via des sites qui lui
appartiennent
66
.
a) La production de verres correcteurs
53. Essilor fournit des verres correcteurs de stock et de prescription à ses revendeurs.
La production de verres correcteurs de stock et de prescription
54. Les verres correcteurs de stock sont produits en série dans des usines de fabrication
principalement situées en Asie. Ces verres sont vendus dans l’EEE sous les différentes
marques du groupe Essilor, ainsi que sous des marques de distributeurs ou sous marque
60
Commission euroenne, « Concentrations : la Commission autorise lacquisition de GrandVision par
EssilorLuxottica, sous conditions », communiqué de presse du 23 mars 2021.
61
Cote 9124.
62
Source : Bien vu Vu juin 2019 pages 12-13 et https://www.bienvu.ws/2020-12-11/carte-mondiale-en-2019-
des-magasins-essilorluxottica-apres-rachat-de-grandvision/ .
63
Décision de la Commission du 1
er
mars 2018, M.8394 Essilor / Luxottica, C(2018) 1198 final, paragraphe 5.
La vente de lunettes de soleil et de lecture ne représente qu’entre 10 % et 20 % du chiffre d’affaires, et les
machines moins de 5 % de ce dernier.
64
Cote 10553.
65
Décision de la Commission du 1
er
mars 2018, M.8394 Essilor / Luxottica, C(2018) 1198 final, paragraphe 2.
66
Décision de la Commission du 1
er
mars 2018, M.8394 Essilor / Luxottica, C(2018) 1198 final, paragraphe 4.
18
blanche
67
. Plus de 90 % de la production de verres unifocaux finis de stock destinés à la
vente dans l’EEE est réalisée en dehors de celui-ci
68
.
55. Dans l’EEE, Essilor s’appuie sur un grand nombre de laboratoires pour produire ses verres
correcteurs finis de prescription.
Les différents verres correcteurs produits par Essilor
56. Conformément à la description effectuée aux paragraphes 12 à 18 ci-avant, les différents
verres fabriqués par Essilor peuvent être distingués selon qu’ils sont unifocaux ou
progressifs.
57. Pour chacune de ces catégories, les verres peuvent en outre être distingués en fonction de
leur degré d’individualisation, le type de correction commandant, selon Essilor, les mesures
qui doivent être prises et la précision avec laquelle celles-ci doivent être effectuées, compte
tenu de la tolérance aux écarts de mesures :
les verres « standards » n’intègrent pas de paramètres d’individualisation particuliers ;
les verres « fit » impliquent la prise en compte de la distance verre-œil, de l’angle
pantoscopique
69
, de l’angle de galbe
70
et de la hauteur de montage
71
;
les verres « personnalisés » intègrent la prise en compte du comportement tête-œil, du
système verre-œil et de la distance de lecture et correspondent au segment le plus haut
de gamme des verres Essilor
72
.
58. Ces distinctions se retrouvent au sein d’une même gamme de verres. Par exemple, les verres
« Varilux », premiers verres progressifs mis sur le marché pour corriger les problèmes de
presbytie en 1959, incluent aussi bien des verres sans paramètres de personnalisation tels
que les Varilux Comfort, destinés aux nouveaux presbytes, que des verres intégrant des
paramètres dits de « fit » à l’instar des Varilux Physio
73
ou encore des verres
personnalisés haut de gamme – à l’instar des verres Ipseo.
59. De même, les verres de marque Essilor incluent par exemple aussi bien des verres progressifs
« standard » tels les verres Amatsi et Prélude que « fit », tels les verres Amatsi Xtra Fit
74
,
ou encore des verres unifocaux incluant des paramètres d’individualisation, qu’ils soient de
« fit » ou personnalisés, tels que les verres Essilor Advans Fit.
60. Par ailleurs, Essilor identifie une distinction entre des verres « simples » et des verres
« complexes » :
les verres « complexes » incluent les verres qui exigent un protocole de prises de
mesures cessitant a minima les mesures de l’écart et de la hauteur pupillaire. Ils
67
Décision de la Commission du 1
er
mars 2018, M.8394 Essilor / Luxottica, C(2018) 1198 final,
paragraphe 41.
68
Ibid, paragraphe 41.
69
L’angle « pantoscopique » mesure l’inclinaison du verre par rapport à un axe vertical.
70
L’angle « de galbe » mesure la courbe de la monture.
71
Cote 9935.
72
Cotes 9988 et 9989.
73
Tels que l’angle de galbe ou l’inclinaison.
74
Cote 902.
19
comprennent les verres progressifs (à l’exclusion des verres dits « tolérants » ou
« easy-to-fit »
75
) et les verres personnalisés, que ceux-ci soient progressifs ou
unifocaux ;
les verres « simples » incluent les verres progressifs comportant un design « tolérant »,
et les verres unifocaux non personnalisés.
61. La figure ci-dessous présente les différentes catégories de verres correcteurs fournies par
Essilor, telles que définies par les différents éléments versés au dossier.
Catégories de verres fournis par Essilor
76
b) La distribution de verres correcteurs
La distribution des verres correcteurs en France
62. Essilor n’est pas directement présente sur le marché de la vente au détail de verres
correcteurs et de lunettes via des points de vente physiques en France.
63. Depuis 2019, en raison de son acquisition de la société Brille24 GmbH, Essilor est désormais
active dans la vente en ligne de produits optiques en France via le site Opticien24.com.
75
Les verres « tolérants », tels que définis par Essilor (cote 10747), désignent des verres progressifs dont le
design prend en compte l’erreur potentielle commise sur les hauteurs de montage, qui ne sont, dès lors, pas
mesurées mais calculées selon la règle « easy-to-fit ».
76
Tableau établi par l’Autorité sur la base des informations contenues dans le dossier d’instruction et fournies
par Essilor.
Verres
correcteurs
Verres de
stock
Unifocaux
Verres de
prescription
Standard
Unifocaux
(ex. : Eyezen)
Multifocaux
Progressifs
Tolérants
Autres progressifs
classiques
(ex. : Essilor Amatsi
Xtra)
Non-
progressifs
Avec paramètres
d'individualisation
(verres de "fit" et
verres
"personnalisés")
Unifocaux
(ex. : Essilor
Advans Fit)
Multifocaux
Progressifs
(ex. : Varilux Ipseo
2.0 et Varilux
Physio 2.0 Fit)
Non-
progressifs
Catégorie des verres « complexes » telle que définie par Essilor
20
La distribution des verres correcteurs en dehors du territoire français
64. En dehors du territoire français, Essilor s’est progressivement tournée vers la vente en ligne,
en adoptant des méthodes de vente similaires à celles des sites accessibles en France,
s’agissant, notamment, de la mesure de l’écart pupillaire.
Le développement de la vente en ligne
65. Dès la fin des années 2000, Essilor, qui se consacrait précédemment à la fabrication et à la
vente en gros des verres, est entrée sur le marché de détail de la vente en ligne.
66. Sur ce point, le 19 février 2015, à l’occasion de la présentation des résultats du groupe, le
président-directeur général d’Essilor International a déclaré :
« Pendant cent soixante ans, nous nous sommes concentrés sur le marché des verres
correcteurs, nous abordons désormais celui du solaire et la vente en ligne directement au
consommateur »
77
.
67. Essilor a d’abord acquis les sites de vente en ligne américains FramesDirect, en 2009 et
EyeBuyDirect, en 2011
78
. En 2014, elle a pris le contrôle de Coastal dont le chiffre
d’affaires s’élevait alors à 143 millions d’euros et qui comptait 5 millions de clients au
Canada, aux États-Unis et dans les pays nordiques et du site Clearly au Canada
79
. D’autres
acquisitions lui ont permis de s’implanter en Australie, au Brésil, en Chine, au Japon et en
Nouvelle-Zélande
80
. Ainsi, en 2014, Essilor s’est imposée comme le leader mondial de la
vente en ligne de produits d’optique
81
.
68. Essilor a, par la suite, poursuivi sa stratégie de développement sur le marché de la vente en
ligne, ainsi qu’en atteste le document de référence 2015 du groupe, qui énonce :
« le groupe développe également des solutions de vente en ligne de produits d’optique
(lentilles de contact, lunettes de prescription, lunettes de soleil) afin de servir un canal de
distribution qui se développe rapidement dans le monde […] Le segment des ventes en ligne
représente un marché d’une valeur de 4 milliards d’euros par an environ et le Groupe a
pour ambition de réaliser, d’ici à 2018, un chiffre d’affaires compris entre 400 et 500
millions d’euros sur ce segment »
82
.
69. L’objectif ainsi fixé a été atteint puisque, en 2018, le groupe Essilor a réaliun chiffre
d’affaires de 482 millions d’euros sur ce marché, en croissance de 15 % par rapport à l’année
précédente, essentiellement en Europe et en Amérique du Nord
83
.
70. Essilor a parallèlement poursuivi ses rapprochements avec des opérateurs actifs sur le
marché de la vente en ligne. En 2016, elle a ainsi acquis les groupes anglais
MyOptiqueGroup qui comptait un million de clients en ligne en Europe et
77
Cote 12653.
78
Cote 9807.
79
Cote 9807.
80
Document de référence 2015 d’Essilor, page 9.
81
Cote 9852.
82
Document de référence 2015 d’Essilor, page 9.
83
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 44.
21
VisionDirect
84
. Enfin, en 2019 (voir paragraphe 63) elle a pris le contrôle de la société
Brille24 GmbH, un des principaux acteurs de la vente en ligne de produits optiques en
Allemagne
85
, qui exploite, en France, le site Opticien24.com.
Les modalités de vente en ligne proposées par les sites d’Essilor et par les
sites tiers
71. En premier lieu, il ressort du dossier que les sites de vente en ligne appartenant à Essilor
vendent à la fois des verres unifocaux et progressifs.
72. À titre d’illustration, le site FramesDirect, positionné sur les produits « premium »,
commercialisait a minima jusqu’en 2015 des lunettes munies de verres progressifs de
marque Essilor Ideal et Essilor Ideal Advanced
86
, comme en atteste notamment la capture
d’écran de ce site en février 2014 figurant ci-dessous :
84
Cote 9806.
85
Cote 9809.
86
Cotes 2173, 10164 et 10165.
22
Source : capture d’écran du site de FramesDirect, accessible à l’adresse suivante :
https://web.archive.org/web/20140201114844/http://www.framesdirect.com/landing/a/progressive-
lenses.html
73. En deuxième lieu, plusieurs captures d’écran versées au dossier attestent que les sites
d’Essilor communiquaient sur le fait que les verres simples et progressifs qu’ils vendaient
étaient fabriqués par Essilor. Ils mentionnaient, par ailleurs, leurs marques respectives.
74. S’agissant de la mention d’Essilor, le site FramesDirect soulignait : « Tous les verres sont
fabriqués par le groupe Essilor » (traduction libre)
87
, qu’il présentait comme « un leader
mondial des équipements optiques correcteurs […] à l’avant-garde s’agissant de la
fourniture de verres fabriqués grâce à des technologies innovantes et un artisanat
d’exception » (traduction libre)
88
.
75. De même, le site EyeBuyDirect – qui affichait le logo Essilor – se disait « fier d’appartenir
au groupe Essilor, leader mondial des verres correctifs », et déclarait se joindre « aux efforts
quotidiens fournis par Essilor pour offrir une vision saine à tous »
89
.
76. Le site suédois Lensway, qui cible principalement les pays nordiques, soulignait également :
« Votre vision est importante C’est pourquoi toutes nos lunettes proviennent d’Essilor, le
leader mondial des lunettes » (traduction libre)
90
.
77. Ce site indiquait, en outre, vendre des verres « de qualité du leader mondial ESSILOR »
91
et
travailler « en collaboration avec [son] propriétaire Essilor (par le biais de la Fondation
Essilor Vision) » pour « améliorer la vision de millions de personnes » (traduction libre)
92
.
78. Les sites Coastal et Clearly mettaient, quant à eux, en avant les verres progressifs de marque
Essilor dotés du traitement BlueReflect
93
.
79. Enfin, le site GlassesDirect (actif au Royaume-Uni) annonçait : « Tous nos verres sont
fabriqués par Essilor » (traduction libre)
94
, et rappelait qu’il avait été racheté en 2016 par
Essilor, dont il vantait le « rôle moteur dans le secteur »
95
.
80. S’agissant de la mention des marques des verres commercialisés, en mai 2013, le site
britannique EyeWearGlasses proposait explicitement des verres Varilux Comfort et Physio
96
et communiquait sur l’opportunité d’acheter des verres Varilux à des prix nettement plus
avantageux que chez les opticiens physiques :
87
Cote 10178.
88
Cote 10178.
89
Cotes 10180 à 10182.
90
Cote 10187.
91
Cote 10193.
92
Cote 10199.
93
Cotes 10205 et 10216 à 10217.
94
Cote 10225.
95
Cote 10226.
96
Cote 274.
23
« Pourquoi compromettre votre expérience visuelle quand vous pouvez bénéficier de verres
Essilor Varilux authentiques à un prix bien plus adapté à votre budget que chez n’importe
quel opticien »
97
(traduction libre).
81. De même, le site britannique FashionEyeWear mettait en avant les verres Essilor, ainsi qu’il
ressort de la capture d’écran
98
ci-dessous :
82. Ce site énumérait, par ailleurs, les différentes marques et gammes de verres Varilux, Crizal
et Eyezen, et consacrait une pleine page aux verres Varilux X Series, présentés comme
« [son] meilleur verre progressif universel » (traduction libre)
99
. Il précisait en outre être un
distributeur autorisé se fournissant directement auprès des fabricants
100
.
83. Le site américain Go-Optics proposait une large sélection de gammes de verres progressifs
de marques Essilor et Varilux (incluant les marques Xperio, Transitions, Crizal), et affichait
les logos tant d’Essilor que de ses marques et gammes
101
, comme en attestent les captures
d’écran ci-dessous :
97
Cote 275.
98
Cotes 10231 à 10235.
99
Cotes 10231 à 10238.
100
Cote 10239.
101
Cotes 10245 à 10257.
24
84. Le site indiquait à cet égard être un distributeur autorisé pour les verres Essilor et Varilux et
n’offrir que des verres neufs et authentiques
102
.
85. Le site américain LensesRx consacrait, pour sa part, une pleine page aux verres Varilux
Comfort, décrits comme « les verres progressifs premium les plus populaires au monde »
(traduction libre)
103
.
102
Cote 10255.
103
Cotes 10258 à 10260.
25
86. En troisième lieu, les modalités de prise de mesures sur les sites d’Essilor étaient similaires
à celles généralement utilisées par les sites de vente en ligne établis en France.
87. Ces sites – qui utilisaient, pour le montage des verres progressifs, les informations figurant
sur l’ordonnance
104
mettaient ainsi à la disposition des internautes des guides permettant
de comprendre la prescription effectuée par l’ophtalmologiste
105
et recouraient à des
systèmes d’essayage et de prise de mesures à distance tels que l’envoi de photos ou
l’utilisation d’une webcam – comparables à ceux de la plupart des sites établis en France.
88. À titre d’illustration, afin de mesurer l’écart pupillaire, le site FramesDirect demandait
l’envoi d’une photo dans laquelle le porteur tient un CD comme repère
106
, ainsi qu’il ressort
de la capture d’écran ci-dessous du 2 octobre 2020 :
89. Le site GlassesDirect soulignait qu’en dehors des « très fortes corrections », la mesure de
l’écart pupillaire n’était pas nécessaire et que l’utilisation d’une valeur standard était
suffisante
107
. Il permettait néanmoins de mesurer l’écart pupillaire, grâce à un procédé
analogue à celui de FramesDirect
108
.
90. Enfin, les sites Coastal et Clearly demandaient au consommateur de prendre lui-même ses
mesures en utilisant une règle et un miroir, selon le processus suivant
109
:
104
Cotes 10262 à 10267.
105
Cotes 10123 à 10131.
106
Cote 10137.
107
Cote 10140.
108
Cotes 10141 et 10142.
109
Cotes 10144 à 10153 et 10154 à 10161.
26
3. LA NOTORIETE D’ESSILOR
a) La notoriété d’Essilor et de ses marques
La notoriété d’Essilor
91. Dans un compte-rendu d’une réunion entre les représentants d’Essilor et de Sensee, diffusé
au sein d’Essilor par un courriel du 23 novembre 2012, il est indiqué :
« Sensee a indiqué que la vente de verres de marque Essilor serait incontournable pour les
raisons suivantes :
prescription des verres Essilor par les ophtalmologistes ;
demande des consommateurs ;
effet d’entrainement sur les autres verriers du marché, qui refuserait jusqu’à présent un
référencement de leurs produits en raison de pressions de la part des opticiens
traditionnels »
110
(soulignements ajoutés).
92. De fait, Essilor jouit d’une notoriété et d’une image de marque sans équivalent en France,
que ce soit auprès des professionnels ou des consommateurs finals. Dans son document de
référence 2018, elle se targuait d’ailleurs de proposer des marques d’équipements visuels
« parmi les plus appréciées et les plus reconnues dans le monde entier »
111
.
93. S’agissant des professionnels, certains ophtalmologistes prescrivent spécifiquement les
marques d’Essilor, ainsi qu’en attestent, outre le document cité au paragraphe 91 ci-avant,
deux courriels du 27 novembre 2011 et du 27 mars 2013 adressés par des consommateurs
potentiels à Sensee
112
, un document interne à Zeiss, concurrent d’Essilor, de janvier 2012
113
et le procès-verbal d’audition du 16 septembre 2013 des représentants de la société Club
Optic Libre, une centrale d’achat
114
.
110
Cote 2037.
111
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 6.
112
Cotes 10522 et 10526.
113
Cote 3336.
114
Cote 355.
27
94. Essilor bénéficie également, de longue date, d’un prestige et d’une réputation de qualité
auprès des opticiens, ses clients traditionnels
115
, auprès desquels elle cherche d’ailleurs à
accroître sa notoriété dès leur formation. Un ancien membre de son comité exécutif a ainsi
indiqué, dans un article paru le 31 mars 2016 dans le magazine Challenges :
« Nous leur fournissons gratuitement du matériel de mesures, afin que le réflexe Essilor
s’imprègne très tôt dans les cerveaux »
116
.
95. S’agissant des consommateurs finals, il ressort du dossier qu’Essilor est, de loin, le fabricant
de verres le plus connu du grand public en France
117
. Ainsi que l’a souligné, le 19 avril 2013,
le président de la société Luxview, qui exploite le site Happyview :
« Les consommateurs français ne connaissent que la marque Essilor. Il n’y a pas un client
qui ne demande pas la marque des verres. […] Si demain je peux mettre la marque Essilor,
je multiplierai le chiffre d’affaires par 6 ou 7 »
118
.
96. Par ailleurs, trois procès-verbaux d’audition d’opticiens des 19 avril 2013 et 16 juillet 2013
attestent que les consommateurs considèrent qu’Essilor est une référence s’agissant de la
qualité et la sécurité des produits
119
. En particulier, le gérant de la société Larry Opticiens a
déclaré, le 16 juillet 2013 :
« on est obligé de travailler avec Essilor parce que les clients ont parfois d’être (sic)
tranquille (sic) seulement avec cette marque »
120
.
97. Dans le même sens, le président de la société Thomas Sinclair Laboratoire, fondateur du site
ConfortVisuel, a déclaré le 21 juillet 2020 :
« Le fait de voir le logo Essilor permet de rassurer le client, c’est de notoriété publique. Le
logo Essilor a véritablement un impact sur la confiance tissée entre l’internaute et le
vendeur »
121
.
98. Enfin, il ressort de plusieurs courriels adressés à Sensee
122
que certains consommateurs
souhaitent spécifiquement se procurer des verres Essilor. Comme l’a souligné, notamment,
lors de son audition le 18 septembre 2013, le directeur général de la société Luz, une centrale
de référencement et de paiement, cette caractéristique est propre à Essilor :
« C’est le seul verrier un peu connu du grand public. Il est français, au CAC 40.
Effectivement, cest le seul verrier qui peut être demandé par les consommateurs. On n’a
jamais eu de remontée de demande d’un verre Zeiss ou autre »
123
.
115
Cotes 358, 457 et 2157.
116
Cote 9846.
117
Cotes 57, 285, 355, 357, 1106, 7309 et 9620.
118
Cote 9620.
119
Cotes 53, 285 et 293.
120
Cote 293.
121
Cote 8681.
122
Cotes 10527, 10533, 10536, 10537, 10538, 10539, 10540, 10541, 10542 et 10543.
123
Cote 458.
28
99. Par ailleurs, Essilor relève elle-même, dans un document interne du 1
er
septembre 2013 :
« Les verriers concurrents jouissent dune faible notoriété B2C [auprès des
consommateurs] »
124
.
La notoriété des marques d’Essilor
100. La renommée du groupe Essilor repose également sur la notoriété de ses marques phares de
verres correcteurs et de traitement, à savoir notamment Essilor, Varilux, Crizal, Eyezen et
Xperio
125
. Ces marques forment, d’après Essilor elle-même, un « portefeuille inégalé de
marques propriétaires »
126
.
101. S’agissant de la marque Essilor, les verres unifocaux et progressifs commercialisés sous cette
marque bénéficient directement de la notoriété et de l’image de marque attachées au nom
Essilor.
102. S’agissant de la marque Varilux, cette dernière est, de loin, la marque de verres progressifs
la plus réputée, comme mentionné d’ailleurs dans les conditions générales d’utilisation des
marques Essilor :
« [La marque VARILUX] jouit depuis toujours d’une notoriété grand public et d’une image
de qualité sans égal (sic) sur le marché des verres progressifs »
127
.
103. S’agissant des autres marques d’Essilor, elles bénéficient également d’une renommée
importante. Ainsi, un document interne à Essilor souligne que les marques Crizal,
Transitions et Bolon
128
comptent, au même titre que Varilux, parmi les marques « les plus
reconnues dans l’optique »
129
. Par ailleurs, le livret produits et services d’Essilor présente
Crizal comme « la marque de référence en termes de qualité de traitement »
130
.
104. En outre, Essilor s’assure d’associer ses marques au nom Essilor, afin de les faire bénéficier
de sa notoriété et de son image. Les conditions générales d’utilisation des marques Essilor
en vigueur entre 2010 et 2016 imposaient, par exemple, aux clients d’Essilor, d’associer
systématiquement la marque Varilux au nom Essilor :
« L’utilisation de ces marques ESSILOR saccompagnera obligatoirement du signe ® et
précisera systématiquement en toutes lettres que ces marques sont propriété d’Essilor »
131
.
b) La stratégie de communication d’Essilor
105. La politique globale de communication commerciale d’Essilor est cente sur l’image de
marque de ses produits phares et consiste, notamment, à communiquer sur l’efficacité, la
qualité et l’innovation de ses verres correcteurs.
124
Cote 1106.
125
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 19.
126
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 6.
127
Cote 8471.
128
Marque chinoise, n°1 de l’optique-lunetterie en Chine (https://www.essilor.com/fr/marques/bolon/),
partiellement rachetée par Essilor en 2013 et présente sur le marché français depuis 2017.
129
Cote 2157.
130
Cote 9912.
131
Cote 8408.
29
106. Essilor accompagne ainsi le lancement de nouveaux produits, qui intervient chaque année
ou presque
132
, de campagnes promotionnelles de grande ampleur à destination des
professionnels de l’optique comme des consommateurs finals
133
, ainsi qu’en atteste,
notamment un article publié sur le site Acuité en janvier 2011 :
« [L]es téléspectateurs français verront sur leurs écrans un spot inédit vantant les atouts du
traitement Crizal. Cette nouvelle campagne s’inscrit dans la politique de marque d’Essilor,
seul verrier à faire de la publicité grand public rappelle Frédérique Laville-Leroy,
directrice marketing. Grâce à cette stratégie de communication, Varilux et Essilor ont un
taux de notoriété de 70 %. Cela donne de la valeur au produit et constitue une vraie aide à
la vente pour les opticiens”, précise-t-elle »
134
(soulignement ajouté).
107. Essilor communique notamment par voie de presse, radio, télévision, affichage public,
publicités sur le lieu de vente ou prospectus
135
. Dès le début des années 2000, elle a
également développé une stratégie de communication numérique afin de renforcer sa
notoriété et de réorienter les clients vers ses opticiens partenaires
136
.
108. Par ailleurs, à la différence de ses concurrents, Essilor a cherché à orienter sa stratégie de
communication vers les consommateurs, et non vers ses partenaires commerciaux
137
.
En 2015, à l’occasion de la présentation des résultats de 2014, le président-directeur général
d’Essilor International a dressé le bilan de cette stratégie en ces termes :
« Nous avons […] montré que nous étions très capables et satisfaits d’avoir des résultats
presque immédiats en accélérant notre publicité auprès des consommateurs sur nos grandes
marques »
138
.
D. LES PRATIQUES CONSTATEES
109. Alors que, comme indiqué supra, Essilor participait activement à l’essor de la vente en ligne
de produits d’optique dans le reste du monde, elle a, dès 2008, exprimé de fortes craintes
concernant l’essor de ce canal de distribution en France (1). Essilor a, ainsi, déployé une
stratégie de communication interne et externe en vue de restreindre le développement de la
vente en ligne de verres correcteurs en France (2). Les craintes d’Essilor se sont également
traduites par l’imposition de restrictions à la commercialisation de ses produits aux
opérateurs de vente en ligne (3).
132
Cote 29.
133
Cotes 29 et 165.
134
Essilor communique en TV sur son traitement Crizal : le spot en avant-première sur Acuité !,
21 janvier 2011, disponible à partir de l’URL suivant :
https://www.acuite.fr/actualite/produits/9415/essilor-
communique-en-tv-sur-son-traitement-crizal-le-spot-en-avant-premiere.
135
Cote 9803.
136
Cotes 1149 et 1150.
137
Cote 1106.
138
Cote 10040.
30
1. LES RISQUES COMMERCIAUX ASSOCIES PAR ESSILOR A LEMERGENCE DE LA
VENTE EN LIGNE
110. Dès le 25 novembre 2008, il ressort d’un courrier interne qu’Essilor était consciente de
l’émergence à venir de la vente en ligne de verres correcteurs en France et s’interrogeait sur
les risques commerciaux associés et la stratégie à adopter en réponse
139
.
111. Quatre documents internes postérieurs attestent des vives préoccupations d’Essilor, dont le
modèle économique repose sur la commercialisation de produits de marques notoires
positionnées sur un segment « premium », quant au risque d’accroissement de la
concurrence intra-marque et d’une baisse générale des prix des verres correcteurs.
112. Le premier document est un courriel de la directrice marketing d’Essilor du
23 novembre 2011, qui recommande, dans le cadre d’un échange de courriels ayant pour
objet « Réponse Sensee », de recourir à « un plan d’action plus ambitieux […] si nous
voulons réduire l’impact médiatique et commercial de la vente sur Internet »
140
.
113. Le deuxième document est une présentation d’octobre 2012 dressant un panorama de la
vente en ligne en Europe, qui anticipait un essor de la vente en ligne de lunettes de vue en
France, compte tenu de « l’absence d’entrave réglementaire, des prix extrêmement élevés
sur le marché traditionnel, et de la crise de la consommation »
141
(traduction libre). Ce
document soulignait que les sites de vente en ligne actifs en France proposaient des prix en
moyenne très inférieurs aux prix moyens pratiqués par les opticiens traditionnels, que ce soit
pour les verres unifocaux (désignés par le sigle « SV » pour « Single Vision ») ou progressifs
(désignés par le sigle « PAL » pour « Progressive Addition Lenses »), d’entrée de gamme
ou « premium »
142
, ainsi qu’en atteste un graphique y figurant, reproduit ci-dessous :
139
Cote 1273.
140
Cote 10507.
141
Cote 2230.
142
Cote 2231.
31
114. Le troisième document est une présentation du 25 novembre 2013 intitulée « Réflexion
autour de la stratégie digitale Essilor France » qui identifiait les sites de vente en ligne
comme un « danger potentiel », pour les motifs suivants : « Parti-pris différent d’Essilor :
le prix, la remise, le look »
143
.
115. Le quatrième est une étude d’avril 2014, réalisée par le cabinet de conseil Transformation n
Performance, à la demande d’Essilor, qui relevait que, en France :
« il y a une haute probabilité que les offres « low costs » se développent et affectent le
marché »
144
(traduction libre).
116. Par ailleurs, Essilor était consciente que le développement de ses activités de vente en ligne
en dehors du territoire français pouvait affecter sa position sur ce dernier.
117. Un document interne de 2009 intitulé « Projet Clair » identifie ainsi les risques suivants,
s’agissant de l’acquisition du site américain FramesDirect :
« Risques
• Boycott des centrales >> Hoya Zeiss
• Ophtalmos : trahison !
• Analystes : marges !
• Concurrence avec les sites marchands de nos clients / Notoriété ! »
145
.
118. Ce type de risques a également été évoqle 23 mai 2013 par le président-directeur général
de Sensee, en réponse à un questionnaire des services d’instruction :
« Les principales raisons du refus [d’Essilor de vendre ses produits à Sensee] sont :
143
Cote 1151.
144
Cote 861.
145
Cote 990.
32
• La peur du déréférencement par les opticiens physiques
• La crainte de voir les prix baisser au détriment de la marge des opticiens physiques dans
un premier temps, puis celle des fabricants »
146
.
2. LA COMMUNICATION INTERNE ET EXTERNE D’ESSILOR SUR LA VENTE EN LIGNE
DE VERRES CORRECTEURS EN
FRANCE
119. Essilor a communiqué, aussi bien en interne qu’à destination du public, en vue d’entraver la
vente en ligne de verres optiques en France. Cette communication a porté tant sur une
supposée interdiction de la vente en ligne de verres correcteurs en France que sur le caractère
inadapté de ce circuit de distribution pour les verres correcteurs en général, et certains verres
en particulier.
a) La communication d’Essilor sur le cadre juridique applicable à la vente en
ligne en France
120. Dans le courriel précité du 25 novembre 2008 (voir paragraphe 110), le président Europe
d’Essilor International a adressé à la directrice marketing d’Essilor et au directeur en charge
de la production et du développement de nouveaux produits de BBGR, des propositions
d’éléments de langage destinés au président-directeur général d’Essilor International
concernant l’impact sur le marché français de l’acquisition d’un site américain de vente en
ligne de lunettes, reproduites ci-dessous :
« La vente de lunettes sur internet est pour l’instant interdite en France (monopole de
l’opticien). Cette situation ne va probablement pas durer éternellement (injonction de la
commission européenne) mais pour l’instant nous devons nous plier à la loi et que (sic) notre
site ne soit pas accessible sur le marché français. Nous prendrions un risque majeur d’image
voire légaux (sic) (certains syndicats d’opticiens pourrait nous attaquer) à contourner la
loi. […] Une fois le contexte légal clarifié, internet représente une opportunité sur la marché
français »
147
.
121. Une présentation interne, également précitée, intitulée « Projet Clair », préconisait,
s’agissant de la communication sur la vente en ligne :
« réponse laconique = […]
interdit en France »
148
.
122. Dès le 3 février 2009, Essilor a constitué un groupe de travail interne pour conduire « une
réflexion sur le rôle d’internet dans l’optique et le positionnement à adopter pour le groupe
en France »
149
. Dans un courriel interne du 29 avril 2009 concernant ce groupe, le directeur
des missions d’Essilor a, à ce titre, souligné :
146
Cote 76.
147
Cote 1273.
148
Cote 989, voir également cote 990.
149
Cote 995.
33
« A ce stade, le e-commerce optique est interdit en France. Il est donc clé de bloquer tout
accès à une offre FD [FramesDirect] (accès à loffre et transcaction [sic]) depuis la France
(adresse IP, carte de crédit française, adresse de livraison) […]
la recommandation d’Essilor France est de ne pas proposer Varilux dans un modèle de
ecommerce dont Essilor est acteur »
150
.
123. Ce groupe de travail a abouti à la préparation, fin avril 2009
151
, d’un « Communiqué de
crise », accompagné de l’élément de langage suivant, en réponse à la question « ESSILOR
va-t-il se lancer dans la vente en ligne en France ? » :
« Cette question ne se pose pas car la vente déquipement optique en ligne est interdite en
France ».
124. La directrice des affaires juridiques et du développement d’Essilor International, sur le
fondement de notes internes élaborées en avril et juin 2009, indiquait, dans un courriel du
12 juin 2009 adressé au président-directeur général d’Essilor International : « voici une de
plusieurs notes dune de mes collaboratrices […] Nos études confirment la possibilité de
pratiquer les ventes en ligne dans le respect d’un certain cadre réglementaire (qui est le
même que pour des ventes “ en dure”) (sic) »
152
.
125. En outre, une note interne de la direction juridique d’Essilor du 8 décembre 2011 énonçait :
« A- ENCADREMENT DES CONDITIONS DE REVENTE DES PRODUITS ESSILOR
Il ne nous semble pas possible d’interdire la revente des verres Essilor sur internet en l’état
actuel de la législation et de la jurisprudence.
En revanche, le positionnement haut de gamme et la nature des produits Essilor nous
semblent justifier un certain niveau d’exigence vis-à-vis de ses clients revendeurs. […]
2 Respect des produits et de l’image de marque d’Essilor […]
Respect des spécificités techniques des produits Essilor
Pour ses verres les plus complexes, Essilor requiert des prises de mesures spécifiques et
communique les modalités de centrage des verres.
Compte tenu de la technicité des verres Essilor, et afin dassurer la satisfaction des porteurs,
il nous semblerait justifquEssilor clarifie ses exigences en terme de prise de mesure, en
écartant les méthodes qui sont objectivement peu fiables (ex. : photo avec double décimètre
devant le nez)
153
.
Ces exigences devront être mises en œuvre au regard de la réglementation à intervenir, toute
restriction complémentaire et Essilor devra être en mesure de justifier objectivement et
concrètement toute restriction complémentaire.
De telles exigences devraient alors être appliquées de manière uniforme, tant par les
opticiens traditionnels que par les opticiens vendant à distance ou par internet »
154
(soulignement ajouté).
150
Cote 1061.
151
Cote 993.
152
Cote 2006.
153
Méthode que les sites Coastal et Clearly, deux sociétés du groupe Essilor, emploient toutefois comme
rappelé au paragraphe 90.
154
Cotes 1030 et 1031.
34
126. Enfin, une présentation interne d’octobre 2012 dressant un panorama de la vente en ligne en
Europe anticipait un essor de la vente en ligne de lunettes de vue en France, compte tenu de
« l’absence d’entrave réglementaire, des prix extrêmement élevés sur le marché
traditionnel, et de la crise de la consommation »
155
(traduction libre, soulignement ajouté).
b) Les prises de position publiques d’Essilor sur le caractère inapproprié de la
vente en ligne de verres correcteurs
127. Essilor a publiquement critiqué, à plusieurs reprises, alternativement la vente en ligne des
verres « complexes » et celle de tous les types de verres.
Les déclarations visant spécifiquement les verres « complexes »
128. Dans un premier temps, dans un entretien publié par le journal La Tribune le 4 avril 2011,
le président-directeur général d’Essilor International a déclaré :
« Nous pensons que l’offre Internet est mieux adaptée à des verres simples qu’à des verres
complexes comme les verres progressifs pour lesquels des prises de mesures
supplémentaires par l’opticien sont nécessaires »
156
.
129. La notion de verres « complexes » semble comprendre, dans cette déclaration, l’ensemble
des verres progressifs alors que, dans le cadre des négociations commerciales confidentielles
conduites avec Sensee, Essilor a proposé la fourniture de « verres progressifs non
complexes » (voir infra paragraphe 207).
130. Dans un deuxième temps, entre 2013 et 2014, Essilor a élaboré en interne un plan de
communication spécifiquement dirigé contre les « pure players » et, en particulier, le site
Sensee.
131. Par exemple, le document interne « Etudes des scenarii & éléments de réponse », qui
identifie plusieurs scenarios possibles, contient une synthèse des déclarations et éléments de
réponse complémentaires à diffuser sur les questions de la vente en ligne et des rapports avec
Sensee
157
.
132. Dans le contexte du troisième scenario identifié dans ce document, dans lequel « Essilor
détient les résultats dune étude menée par [se]s soins dans des délais courts et est disposé
à les partager avec [sic] médias », la prise de parole préconisée est la suivante :
« Une étude commandée par Essilor révèle que xx % des équipements progressifs vendus en
lignes sont moins bien adaptés que les équivalents délivrées [sic] par un opticien
physique »
158
.
133. Parmi les éléments de réponse complémentaires, il est précisé :
« Un pourcentage [des équipements vendus en ligne qui seraient moins bien adaptés que les
équivalents délivrés par un opticien physique] qui diminue pour les verres unifocaux et les
solaires
155
Cote 2230.
156
Cote 9835.
157
Cote 956.
158
Cote 956.
35
=> Essilor ne s’oppose donc pas à la vente en ligne mais bien à la vente des progressifs,
qui n’atteignent leur niveau de performance qu’avec des mesures précises et personnalisées
Un argument d’ailleurs que certains sites ont déjà intégré puisqu’ils refusent la vente de
verres progressifs en ligne afin de ne pas offrir un service de qualité insuffisante »
159
.
134. Le 29 août 2013, lors de la présentation des résultats du premier semestre 2013 aux analystes,
le président-directeur général d’Essilor International a déclaré :
« L’Internet est très bien pour des solutions simples, des yeux médicalement sans problème
et lorsque cela est organisé de manière saine. En revanche, cela constitue une véritable
catastrophe lorsque cela est sauvagement pris par des cow-boys qui ne regardent pas
l’intérêt du consommateur. Cela existe partout dans le monde. Lorsqu’on touche aux verres
progressifs, aux fortes myopies, astigmatismes et que cela se combine, seuls
l’ophtalmologiste ou l’optométriste, combiné à un opticien professionnel pourra vous
conseiller. Vous ne trouverez pas cela sur Internet. Par contre, si vous trouvez une monture
à votre goût et que vous êtes myope de moins 1,5, vous pouvez aisément vous rendre sur
Internet »
160
(soulignement ajouté).
135. Au cours de la même présentation, il a affirmé que le groupe Essilor ne vendait sur ses sites
de vente en ligne aux États-Unis ni verres de marques, ni verres progressifs sophistiqués,
alors même que ces derniers étaient vendus sur les sites FramesDirect et EasyDirect (voir
les paragraphes 72 et suivants ci-avant) :
« […] il y a quelques années, nous avons intégré les distributions Internet aux États-Unis.
Nous avons réitéré ce processus récemment avec FramesDirect.com et EyeBuyDirect.com,
sur lesquels vous ne trouverez pas nos marques, ni même des verres progressifs sophistiqués.
En revanche, cela satisfait tout à fait un certain nombre de consommateurs ayant envie
d’acheter une monture à trois heures du matin ou un dimanche après-midi et de dépenser
50 dollars pour des verres simples ».
136. Dans un courrier du 20 décembre 2013 adressé par la Direction commerciale verres France
à l’attention de ses clients, Essilor a, de nouveau, exprimé une position fondée sur
l’opposition « verres simples/verres complexes » :
« […] si la vente en ligne peut, pour des besoins simples, répondre à de nouveaux modes de
consommation, les verres ophtalmiques demeurent des produits de santé. C’est pourquoi,
nous sommes vigilants à ce que nos verres complexes, et en particulier les verres Varilux,
soient commercialisés par des professionnels qualifiés capables de réaliser une prestation
qui repose notamment sur une analyse fine des besoins visuels du porteur, un ajustage
systématique de la monture et des prises de mesures précises. I1 en va de la performance de
nos verres, de la satisfaction et de la sécurité des porteurs »
161
.
137. Tous les verres de marque Varilux, indépendamment de leur degré de personnalisation,
étaient ainsi assimilés à des verres « complexes ».
138. La campagne de communication d’Essilor s’est poursuivie en 2014. Ainsi, un document
interne intitulé « Questions/Thématiques clés », élaboré en 2014 à l’attention du président
159
Cote 956.
160
Cotes 10097 à 10098.
161
Cote 854.
36
« Europe » du groupe Essilor, reprend les messages clés à diffuser, à savoir qu’« Internet
c’est très bien pour les verres simples »
162
mais, qu’en revanche :
« Pour les verres et défauts visuels complexes, ayant pour origine myopie, hypermétropie,
astigmatisme ou presbytie qui se combinent, avec des problèmes de convergence, d’écart de
vision œil droit/œil gauche, par exemple, seul un professionnel de la vue peut adapter
l’équipement aux besoins spécifiques du porteur »
163
.
139. La notion de verres « complexes », déjà utilisée par Essilor, y est ainsi précisée, et paraît ne
plus englober tous les verres progressifs, mais uniquement ceux prenant en compte des
facteurs de complexité supplémentaires tels que des problèmes de convergence ou d’écart
de vision entre les deux yeux.
140. Ce document relève également qu’en décembre 2013 :
« une prise de parole a été opérée […] (déclaration acuité.fr et courrier à nos clients et
partenaires) puis lors de rencontres clients pour préciser la position d’Essilor France sur
la vente en ligne
[…]
Le long temps de décantation et d’imprégnation du secteur et la relation historique d’Essilor
France avec ses clients, demande à ce que cette démarche de sensibilisation se poursuive
dans les prochains semaines/mois »
164
.
141. Essilor a ainsi manifesté son intention de prolonger sa campagne de communication à
l’encontre de la vente en ligne.
142. Dans un troisième temps, interrogé par le quotidien Le Figaro à l’occasion de l’acquisition
du site américain Coastal par le groupe Essilor, le président-directeur général d’Essilor
International a affirmé, dans un article du 28 février 2014, que les verres Varilux, en tant que
verres progressifs, « ne se prêtent pas à la vente en ligne »
165
.
143. Un document interne à BBGR de février 2014, saisi lors des perquisitions, atteste que le
message qu’Essilor visait à diffuser oralement auprès de ses « clients et [de] la force de
vente » était le suivant : « le canal en ligne est approprié pour les produits « simples » (par
opposition aux produits « complexes » par exemple nécessitant des prises de mesures
personnalisées) »
166
.
144. Enfin, dans un quatrième temps, lors de la « réunion analystes » du 19 février 2015 visant à
présenter les résultats de l’année 2014, le directeur général adjoint d’Essilor International a
déclaré :
« […] nous trouvons pour le moment que les technologies ne sont pas tout à fait là pour
accomplir des choses très bien dans le domaine des verres progressifs. Certains se vendent
en ligne et nous estimons que ce n’est pas tout à fait là où ça devrait être. Nous nous
concentrons sur les verres pour les myopes pour le moment et nous évaluerons ce qu’il en
sera à moyen terme […]
162
Cote 965.
163
Cote 969.
164
Cote 970.
165
Cote 9853.
166
Cote 10277.
37
C’est la raison pour laquelle vous ne visualisez pas la marque Varilux sur aucun de nos sites
Internet. Nous considérons que la technologie n’est pas là et que ce produit est pour les
opticiens, les optométristes. Eux seuls sont capables de garantir aux consommateurs, grâce
à leurs services et à leurs compétences, qu’un verre progressif sera bien prescrit et bien
monté. […]
[O]n ne trouve pas sur internet nos grandes marques de verres progressifs. La
personnalisation est dédiée exclusivement à l’ensemble des réseaux traditionnels d’opticiens
et d’optométristes »
167
(soulignements ajoutés).
145. Dans son rapport annuel 2015-2016, publié le 12 mai 2016, Essilor a maintenu cette position
en affirmant :
« la vente en ligne est un canal bien adapté à la vente des lentilles de contact, des
équipements solaires, des lunettes de lecture et des verres de prescription simples »
168
(soulignement ajouté).
Les déclarations visant indistinctement tous les types de verres
146. Dans un premier temps, à la suite de rumeurs révélées par un article du quotidien Les Echos
sur un partenariat confidentiel avec Sensee
169
, Essilor a publié un communiqué de presse, le
22 novembre 2011, énonçant :
« [Essilor France estime] que la santé visuelle des français ne peut être assurée qu’au travers
d’une filière intégrant les professionnels de l’optique que sont les ophtalmologistes et les
opticiens.
[...]
[En effet,] un équipement optique de qualité nécessite de la part de ces professionnels un
conseil personnalisé qui tient compte des besoins visuels précis des porteurs, d’une grande
précision dans la prise de mesures, d’une garantie de l’origine des produits vendus et d’un
contrôle strict de l’équipement lors de sa remise au consommateur.
[...]
Aujourd’hui, la vente à distance ne permet pas de garantir ces services ; c’est pourquoi nous
avons décidé de ne pas associer les verres de marque Essilor aux sites de vente de lunettes
en ligne »
170
(soulignement ajouté).
147. La décision revendiquée par le groupe Essilor de ne pas « associer les verres de marques
Essilor aux sites de vente en ligne » a pu être considérée comme ambiguë, comme le montre
un article publié sur le site grand public www.conseil-optique.com le 26 novembre 2011,
qui s’interrogeait sur le sens véritable de cette déclaration
171
. La formule pouvait, en effet,
être comprise, notamment par le grand public, à la fois comme excluant la possibilité
d’obtenir un conseil personnalisé lors de l’achat de verres en ligne et comme un refus
d’Essilor de fournir les sites de vente en ligne, alors même qu’Essilor vendait déjà des verres
unifocaux et progressifs sous marque blanche à des « pure players ».
167
Cotes 10055 et 10056.
168
Cote 9865.
169
Cote 10510.
170
Cotes 9585 et 9586.
171
Cote 9586.
38
148. À cet égard, informée de ce communiqué seulement après sa publication, la responsable du
pôle juridique d’Essilor International a réagi en indiquant, dans un courrier interne du
25 novembre 2011, s’agissant de ce qu’elle considérait être une « position de principe contre
la vente sur internet » :
« D’un point de vue juridique, en l’état de la réglementation et de la jurisprudence, nous ne
pouvons ni interdire la revente de nos produits sur internet, ni refuser de vendre nos produits
aux opticiens en ligne. Cette question est particulièrement sensible notamment pour les
autorités de concurrence (plusieurs décisions ont été rendues et ce depuis plusieurs années
maintenant, pour sanctionner des fournisseurs refusant la revente en ligne de leurs produits
ou leur imposant de mettre en place des conditions de vente en ligne).
Aussi, la phrase nous avons décidé de ne pas associer les verres de marque Essilor aux
sites de vente de lunettes en lignenous semble maladroite, et ne pourra pas être mise en
application. »
172
(soulignements ajoutés).
149. Plusieurs messages internes à Essilor insistent cependant sur la nécessité de diffuser ce
communiqué
173
, qui a d’ailleurs été largement relayé, notamment dans la presse
174
. Par
ailleurs, toujours en interne, le groupe Essilor s’est félicité des retours obtenus auprès des
opticiens traditionnels. Le directeur des ventes d’Essilor France a ainsi indiqué dans un
courriel interne du 28 novembre 2011 :
« mes contacts clients de la semaine dernière m’ont confirmé que cette position officielle est
très appréciée de nos partenaires »
175
.
150. Le directeur régional des ventes « Région Est » d’Essilor France a quant à lui déclaré :
« Bravo, très bien j’ai déjà eu des retours positifs de notre soirée Krys »
176
.
151. Dans un deuxième temps, dans un entretien accordé au quotidien les Échos le 27 avril 2012,
le président-directeur général d’Essilor International a affirmé :
« Sur certains sites réglementés, dans certains pays, nous pouvons être amenés à vendre des
verres simples, mais aucune de nos grandes marques n’y sera présente et cela reste très
marginal. La visite chez l’opticien reste la meilleure façon de protéger et corriger sa vue »
177
(soulignement ajouté).
152. Il a pourtant été constaté que l’affirmation selon laquelle aucune grande marque du groupe
Essilor ne serait présente en ligne était inexacte, puisqu’Essilor vendait des verres progressifs
de marque Essilor sur son site américain FramesDirect (voir, ci-avant, le paragraphe 72) et
des verres de marques Essilor et Varilux à des sites de vente en ligne tiers (voir, ci-dessus,
le paragraphe 83).
153. Dans un troisième et dernier temps, à la suite de la médiatisation par Sensee du refus
d’Essilor de lui fournir des verres de marque, un article du quotidien Le Figaro du
28 mars 2013 relevait :
172
Cote 10496.
173
Cote 10504.
174
Cotes 9692, 9693 et 9799.
175
Cote 10504.
176
Cote 10501.
177
Cote 9697.
39
« interrogé sur sa position vis-à-vis de la vente en ligne, [Essilor] ne recommande pas
aujourd’hui la vente à distance des verres correcteurs Essilor. La vente sans rencontre
avec un opticien en magasin ne garantit pas, selon nous, le respect du protocole nécessaire
à la bonne prise en charge du patient et à la délivrance de lunettes correctrices parfaitement
adaptées à ses besoins et à sa morphologie”, affirme le groupe »
178
.
3. LES RESTRICTIONS IMPOSEES PAR ESSILOR AUX DISTRIBUTEURS DE VERRES
CORRECTEURS EN LIGNE EN
FRANCE
154. La réflexion lancée par Essilor en février 2009
179
sur la stratégie à adopter vis-à-vis de la
vente en ligne a d’abord conduit à la mise en place d’une veille rapprochée sur la présence
de ses marques sur Internet (a). Elle s’est ensuite traduite par des restrictions imposées à
Sensee (b) mais aussi à d’autres distributeurs (c) s’agissant de la commercialisation de ses
produits sur leurs sites Internet. Enfin, cette politique commerciale restrictive a été
formalisée par l’adoption de conditions générales de vente et de conditions particulières de
vente rendant incompatible la commercialisation de verres de marque Essilor et Varilux avec
la distribution en ligne (d).
a) La veille mise en place par Essilor sur Internet
155. Plusieurs documents internes attestent qu’Essilor a mis en place une veille visant à identifier
tout site Internet mentionnant ses marques.
156. La présentation du 29 avril 2009, intitulée « Projet Clair Distribution par internet »
180
,
souligne :
« Stratégie pour tenter d’assurer une distribution « sélective » des produits
Veille prix sur Internet, plan daction si un distributeur casse les prix »
181
(soulignement
ajouté).
157. Une autre présentation interne atteste qu’Essilor a eu recours, dès 2010, à un logiciel
informatique afin de détecter toute page d’un site Internet contenant les mots « Varilux » ou
« Essilor »
182
. Ce document précise, sur ce point :
« L’enjeu [est] de délivrer un compte-rendu mensuel des évolutions enregistrées »
183
.
158. Figure au dossier un de ces comptes-rendus, daté du 14 octobre 2010 intitulé « Veille
internet MIT Company ». Il comporte une analyse d’un grand nombre de sites accessibles
depuis le territoire français, chacun se voyant attribuer un des « degré[s] de
surveillance » suivants
184
:
178
Cote 9390.
179
Cote 995.
180
Cote 1062.
181
Cote 1066.
182
Cote 1636.
183
Cote 1636.
184
Cotes 1651 à 1716.
40
« A surveiller » ;
« A surveiller de près » ; ou
« Site à surveiller en urgence ».
159. Parmi les « Site[s] à surveiller en urgence », figurent ceux qui communiquent sur les
marques Essilor ou Varilux et sur le prix des produits des marques Essilor ou Varilux
185
, tels
que les sites Direct Optic et Optical Direct.
160. Cette veille approfondie s’est poursuivie à tout le moins jusqu’en 2012, puisqu’un courriel
interne du 24 février 2012 communique « la veille internet du mois », comportant un
compte-rendu similaire signalant le placement de trois nouveaux sites sous surveillance
186
.
b) Les négociations menées avec Sensee à compter de 2011
161. Sensee est un site de vente en ligne créé en 2011 par M. X…, fondateur de Meetic
187
, qui a
bénéficié d’une large couverture dans la presse généraliste et spécialisée lors de son
lancement
188
.
La perception du potentiel de Sensee par Essilor
162. Il ressort des documents mentionnés ci-après qu’Essilor a immédiatement identifié le
potentiel de Sensee et qu’elle s’est également inquiétée de la menace que cette entreprise
pouvait représenter pour ses activités.
163. Ainsi, un courriel interne à Essilor du 15 novembre 2011 énonce :
« SENSEE ([…] qui a le potentiel a [sic] rapidement prendre le leadership sur le marché
Français ... savoir faire / équipes /Capital / + médiatique X…) »
189
.
164. Par ailleurs, dans un courriel relayé par le responsable du département Grands comptes
d’Essilor France, le 20 novembre 2011, le directeur du département santé visuelle de cette
société a déclaré, s’agissant de Sensee :
« Décidément, ils ont l’influence et les moyens. Pas bon pour le business. Notre stratégie
internet devient urgente »
190
.
165. En réponse, le responsable de l’équipe chargée des grands comptes indique :
« 10 millions d’euros pour commencer c’est sans précédent sur le marché français »
191
.
166. Enfin, l’étude interne d’octobre 2012, citée aux paragraphes 113 et 126 ci-avant, d’une part
atteste que Sensee pratiquait des prix inférieurs de plusieurs centaines d’euros aux prix
moyens pratiqués par les opticiens physiques, que ce soit pour les verres unifocaux ou
185
Cote 1700.
186
Cotes 10446 à 10492.
187
Entreprise française exploitant un site et une application de rencontres.
188
Voir, par exemple, les cotes 38, 9141 à 9143, 9708, 9796, 9797 et 9848 à 9850.
189
Cote 1625.
190
Cote 10494.
191
Cote 10494.
41
progressifs et quelle que soit la gamme de produits
192
, d’autre part liste les atouts supposés
de cette entreprise :
« Expérience extensive du e-commerce […] et immense puissance financière [ainsi que]
expertise de pointe de l’équipe dirigeante dans le secteur de l’optique » (traduction libre)
193
.
Les préoccupations exprimées par Essilor à la suite de la première demande de
référencement de Sensee du 31 mai 2012
La première demande de référencement de Sensee
167. En mars 2012, la directrice optique de Sensee a sollicité un entretien avec Essilor, afin de
discuter de la possibilité d’un partenariat
194
.
168. Il ressort d’un courriel interne du 16 mars 2012 du responsable grands comptes d’Essilor
France que la position d’Essilor, avant même d’amorcer les discussions, était de refuser tout
partenariat
195
:
« Je me suis empressé de lui préciser que pour nous ce RDV navait pas pour objet de
proposer un partenariat, mais de se rendre disponible si elle souhaitait nous rencontrer (j’ai
sur le moment choisi de ne pas refuser d’emblée cette demande de RDV) ».
169. Dans un courriel du 31 mai 2012, le directeur général de Sensee, ex-Directeur général de
GrandVision, a demandé à Essilor le droit de référencer des verres unifocaux et progressifs,
la communication des conditions générales de vente et des tarifs applicables, ainsi que
l’autorisation de faire figurer ses marques sur le site de vente en ligne de Sensee
196
.
La réponse d’Essilor
170. Il ressort d’un courriel interne du 1
er
juin 2012, envoyé par le directeur général d’Essilor
France, que la première réaction du fabricant à la demande de Sensee a consisté à identifier
en interne les arguments susceptibles d’être mobilisés pour justifier son refus de tout
référencement :
« Concernant cette demande de Sensee, Paul et Éric, à qui j’en ai parlé, souhaitent que les
R et D puissent nous donner des éléments plus factuels sur lesquels nous pourrions nous
appuyer pour refuser d’être référencés »
197
.
171. Dans un courriel interne du 5 juin 2012, la direction des affaires juridiques et du
développement d’Essilor a toutefois signalé que :
« Compte tenu du caractère potentiellement anti-concurrentiel et abusif des restrictions de
revente sur internet, il est nécessaire d’être particulièrement vigilants dans notre réponse à
Sensee.com »
198
.
192
Cote 2231.
193
Cote 2232.
194
Cote 10515.
195
Cote 10513.
196
Cote 10417.
197
Cote 10416.
198
Cote 10415.
42
172. Était jointe à ce courriel une proposition de réponse à Sensee, qui relevait qu’Essilor était
« réservé[e] sur la possibilité de réaliser à distance des lunettes correctrices de qualité » et
demandait à Sensee, « avant d’envisager le référencement des verres Essilor », de faire
connaître les mesures prises pour assurer le respect des seuils de tolérance acceptables pour
répondre aux exigences essentielles de sécurité prévue par la directive 93/42/CEE
199
.
173. Sur ce dernier point, le courriel précisait toutefois que :
« Cette norme [EN 21987 verres ophtalmiques montés
200
] définit en principe les seuils de
tolérances (sic) entre les verres et la commande (et non pas avec le besoin réel du
porteur) »
201
.
174. Dans le même sens, un document interne à Essilor du 14 novembre 2012 précisait qu’« il
n’y a pas de norme régissant la prise de mesure et donc la précision de la commande »
202
.
175. Le projet de réponse mentionné au paragraphe 172 ci-dessus a néanmoins été envoyé sans
modifications majeures à Sensee le 19 juin 2012
203
.
Les échanges subséquents relatifs aux conditions de distribution
176. Dans sa réponse du 2 juillet 2012, le directeur général de Sensee a indiqué :
« Les normes françaises et européennes que vous évoquez ne nous ont pas échappé,
puisqu’elles s’appliquent notamment à tous les opticiens agréés en France, donc à
Sensee »
204
.
177. L’intéressé a également demandé à Essilor de lui faire parvenir tout document (grille
d’analyse, audits, contrôles) expliquant comment Essilor s’assurait du respect de ces mêmes
exigences auprès des opticiens physiques en France
205
.
178. À la suite d’une nouvelle relance de Sensee, Essilor lui a adressé le 31 juillet 2012 un courriel
listant les « mesures actuellement mises en œuvre sur le marché français pour assurer la
bonne commercialisation des verres Essilor », dont l’information et la formation des
opticiens, et la conception d’une colonne de prise de mesures Activisu
206
(voir illustration
ci-dessous).
199
Cote 10415.
200
Les dispositifs médicaux qui satisfont aux normes nationales conformément aux normes harmonisées de ce
type sont présumés conformes aux exigences essentielles visées à l’article 3 de la directive 93/42/CEE du
14 juin 1993 relative aux dispositifs médicaux, conformément à l’article 5, paragraphe 1, de cette dernière.
201
Cote 10415.
202
Cote 10391.
203
Cotes 2508 et 2509.
204
Cote 2507.
205
Cote 2508.
206
Cote 2506. Activisu est une marque d’IVS Group, leader mondial des solutions de prise de mesures et des
outils d’aide à la vente électroniques pour les opticiens. Elle a été rachetée par Essilor en 2012.
43
Source : https://www.activisu.com/actualites/
179. Dans un courriel en réponse du 25 septembre 2012
207
, Sensee a souligné le caractère
facultatif tant des formations que des colonnes Activisu et a relevé que l’ensemble des
recommandations mentionnées par Essilor concernaient exclusivement la vente en magasin
physique. Sensee a ainsi fait valoir qu’en l’absence de recommandations applicables à la
vente en ligne, Essilor était dans l’obligation de lui fournir ses verres, tout en précisant :
« Essilor n’a aucune qualité ni mandat pour se substituer à une autorité régulant les
conditions d’exercice de la profession d’opticien en France » ;
les précautions invoquées par Essilor sont « un refus délibéré de nous livrer des verres
pour des prétextes qui ont évolués (sic) dans le temps et se fardent - bien tard - d’arguties
dont Essilor n’est pas le régulateur » ;
« Essilor n’a jamais refusé de livrer ses verres à un opticien en magasin établi en France
au motif que ce dernier devrait préalablement démontrer qu’il est apte à exercer sa
profession d’opticien » ;
« Essilor vend sans objection ses verres à des opticiens en ligne, notamment aux
États-Unis, mais également en Allemagne ainsi que dans plusieurs pays européens ».
180. Dans ce même courriel, Sensee a, enfin, sollicité une réunion dans les meilleurs délais avec
Essilor, en soulignant :
« Sensee ne saurait exercer ses activités en France dans des conditions de concurrence
normale sans être fournie par Essilor dans les mêmes termes que ceux accordés par Essilor
à nos concurrents des réseaux physiques et à nos concurrents en ligne »
208
.
207
Cote 2505.
208
Cote 2505.
44
Les hésitations d’Essilor quant à la possibilité de justifier un refus de
référencement
181. Dans un courriel interne du 25 septembre 2012, la direction des affaires juridiques et du
développement d’Essilor a relevé :
« Il convient darrêter une position sur le fond, étant précisé que nous ne disposons que de
peu d’éléments complémentaires pour défendre une position ferme face à Sensee »
209
.
182. Dans un courriel interne du 3 octobre 2012, cette même direction a retracé le plan d’action
d’Essilor, qui consistait à accepter une réunion et, parallèlement, à demander au département
chargé de la recherche et du développement une « note détaillée pour consolider [son]
argumentaire technique »
210
. Dans l’intervalle, elle recommandait une réunion interne visant
à déterminer ce qui pouvait être concédé à Sensee.
183. Interrogé sur la « compatibilité technique du verre pour une commercialisation sur
internet », le chef du département susvisé a initialement manifesté son incompréhension,
dans un courriel du 4 octobre 2012 :
« Qu’entends-tu par- ? Comme je le comprends, hors verres personnalisés, tous les verres
sont a priori “ compatibles techniquement” »
211
.
184. La direction des affaires juridiques et du développement a alors précisé sa demande et
dévoilé l’objectif poursuivi de protection de la gamme Varilux :
« […] nous souhaiterions que la R&D formalise l’argumentaire pour les verres
personnalisés, mais également puisse aller au-delà du distinctif “ verre personnalisé/verre
non personnalisé, notamment pour essayer de protéger la gamme Varilux »
212
(soulignement ajouté).
185. En préparation de la réunion à venir avec Sensee, le responsable du pôle juridique d’Essilor
International a adressé, le 18 octobre 2012, aux dirigeants du groupe, une note de synthèse
intitulée « Éléments de réflexion internet »
213
. Cette note, qui explore les différentes pistes
envisageables pour restreindre les ventes de verres d’Essilor sur Internet, relève tout
d’abord :
« En ce qui concerne les verres ophtalmiques, il ne semble pas possible d’avoir un
raisonnement uniforme pour tous les verres. Toute interdiction globale et de principe serait
vraisemblablement considérée comme une pratique anticoncurrentielle »
214
.
186. La note se livre ensuite à une analyse par type de verres
215
:
s’agissant des verres unifocaux, elle conclut à l’absence pure et simple d’argument
technique sérieux justifiant un refus de vente sur Internet ;
s’agissant des verres progressifs « comportant des paramètres de personnalisation
(comportement tête-œil, CRO [distance séparant le centre de rotation de l’œil de la
209
Cote 2504.
210
Cote 2503.
211
Cote 10367.
212
Cote 10366.
213
Cotes 2080 et suivantes.
214
Cote 2081.
215
Cotes 2081 et 2082.
45
monture], œil directeur) », elle estime que ces verres « ne peuvent être réalisés que par
la prise de mesures sur le porteur via des équipements spécifiques », mais précise
toutefois que « ce n’est sans doute pas sur ces verres très haut de gamme que porteront
les demandes des opticiens en ligne » ;
s’agissant des verres Varilux « comportant des paramètres de fit (angle pantoscopique,
distance verre-œil, angle de galbe, inclinaison du verre) », elle considère que ces verres
« ne semblent pas pouvoir être vendus sans contact physique avec le porteur », tout en
reconnaissant qu’il « convient néanmoins de rechercher si ces mesures ne pourraient
pas être effectuées à distance, ainsi que leurs effets sur la performance des verres et les
bénéfices attendus par les porteurs (ex : kit de mesure sophistiqué livré chez le porteur
au moment de la commande » ;
s’agissant des verres Varilux « ne comportant pas de paramètres de fit ni de
personnalisation (Vx S Design, Comfort NE, Physio 2.0) », elle précise que « c’est sur
ces verres que risque de se cristalliser le débat car les seules mesures effectuées sont la
mesure de l’écart pupillaire et celle de la hauteur, comme pour tout verre
progressif » (soulignement ajouté) :
concernant la mesure de l’écart pupillaire, la note reconnaît l’absence d’argument
technique « pour nous battre sur ce terrain » ;
concernant la mesure de la hauteur, la note s’interroge sur « les conséquences sur
les performances/le bénéfice pour le porteur en cas de mauvaise mesure », tout en
précisant qu’« il est douteux que des maux de tête soient jugés suffisants (ou assez
impérieux) pour permettre de justifier un refus de vente sur internet »
(soulignement ajouté).
187. La note se demande aussi si les mesures sont correctement effectuées en magasins et quelles
sont les conséquences en cas de non-respect du guide d’adaptation Varilux. Plus
globalement, elle pointe les limites de l’argumentaire reposant sur la prise de mesure :
« - Essilor a travaillé sur un système easy to fit ” qui permet une adaptation large du verre
progressif. Ces verres pourraient convenir à la vente sur internet. Cela nous autorise-t-il
pour autant à exclure la vente des Varilux sur internet ? […]
- un montage fondé sur des mesures approximatives altère-t-il de façon significative la
performance des verres ? »
216
.
Les préoccupations réitérées d’Essilor à la suite de la deuxième demande de
référencement du 20 novembre 2012
La deuxième demande de référencement de Sensee
188. La réunion avec Sensee a eu lieu le 20 novembre 2012.
189. Il ressort du compte-rendu de réunion établi par Essilor et diffusé en interne
217
que Sensee a
réitéré sa demande de référencement des verres de marque Essilor, au motif que ceux-ci
étaient prescrits par les ophtalmologistes et répondaient à la demande des consommateurs
218
.
En outre, Sensee a fait valoir que disposer d’une offre de verres comparable à celle des
216
Cote 2083.
217
Cotes 2488 à 2490.
218
Cote 2489.
46
opticiens procédant à la vente au détail en magasin physique était une question de
crédibilité
219
.
190. Par ailleurs, Sensee, via sa directrice « Optique », a présenté à Essilor le parcours de vente
mis en place par ses soins pour « proposer les verres adaptés aux besoins exprimés par le
porteur, à sa correction et à ses montures »
220
. Ce parcours de vente incluait
221
:
la vérification et la validation par un opticien Sensee des corrections indiquées par le
client ;
une prise de mesures réalisée via webcam ou sur l’envoi d’une photographie, avec une
précision à 0,5 mm près pour chaque œil, par rapport à une mesure prise via un
pupillomètre cornéen Essilor ;
l’essai à domicile pour les verres progressifs ;
la possibilité pour le porteur de solliciter l’assistance d’un opticien à chaque étape du
processus ;
le contrôle par les opticiens Sensee de l’ordonnance en cours de validité, de la photo, des
mesures des centrages, de la cohérence de l’équipement choisi.
191. Sensee a, en outre, souligné que le taux de satisfaction de ses clients était très élevé (99,39 %
d’évaluations positives) et qu’elle n’observait que très peu de retours (taux de retour inférieur
à 2 %).
192. Enfin, s’agissant de l’usage des marques Essilor et Varilux, Sensee s’est dite « ouverte à une
solution négociée notamment pour référencer les produits sans communiquer sur [ses]
marques en dehors de ce qui est nécessaire pour identifier les produits »
222
.
La réponse d’Essilor
193. Lors de la réunion, Essilor a opposé à Sensee la réponse suivante :
« la prise en charge du client par Sensee ne couvr[e] que partiellement le protocole
préconisé par les manuels d’optique-lunetterie et notamment ne respect[e] pas des étapes
essentielles de l’ajustage et des mesures »
223
.
194. Il est à noter, à cet égard, que ce protocole, figurant dans le livret des produits et services
Essilor, était alors purement indicatif pour les opticiens physiques
224
.
195. Dans un courriel interne du 7 décembre 2012, le responsable du pôle juridique d’Essilor
International a proposé de ne pas se montrer « nécessairement opposé[e] à la vente de verres
unifocaux de marque Essilor »
225
. Il a, par ailleurs, souligné que Sensee souhaitait « avoir
accès aux verres de marques Essilor, en pouvant communiquer sur la marque ». Sur ce
219
Cote 2489.
220
Ibid.
221
Cote 2040.
222
Cote 2490.
223
Ibid.
224
Voir les Conditions générales de vente d’Essilor (à titre d’exemple celles de 2013, cotes 8360-8362) et le
Livret produits et services (cotes 9910 et suivantes).
225
Cote 10335.
47
point, il a précisé que « lors d’une discussion à avoir dans un second temps (janvier ou
février), nous n’autoriserions vraisemblablement pas Sensee à utiliser le logo Essilor ».
196. Le directeur santé visuelle d’Essilor France a répondu, le 9 décembre 2012, que si Essilor
devait, à l’avenir, fournir des verres unifocaux à Sensee, cela « devrait effectivement
s’accompagner d’une interdiction d’usage des logos (leur principale demande : donc pas
pleinement satisfaisant) »
226
.
197. Le directeur marketing d’Essilor, répondant à la même chaîne de courriels internes, a
envisagé de proposer des verres progressifs de marque BBGR, mais a alerté ses
interlocuteurs sur le fait qu’il faudrait dans ce cas « justifier pourquoi nous acceptons de
faire avec BBGR ce que nous refusons de faire avec Essilor », ce qui, au plan technique,
reviendrait selon lui « à dire que les produits Essilor sont plus sensibles que les autres à la
qualité du process opticien »
227
. Sur ce point, le président Europe du groupe Essilor a
répondu que « proposer BBGR risqu[ait] d’affaiblir [sa] position qui [était] pour l’instant
une position sur le principe des PAL [à savoir les verres progressifs] »
228
.
198. En parallèle, ainsi qu’il ressort d’un courriel interne du 18 janvier 2013 de son responsable
du pôle juridique, Essilor a mené trois séries de tests : des tests d’évaluation sur les erreurs
de centrage, un achat test de lunettes sur le site Sensee et un « test au porté »
229
. Elle a, par
ailleurs, élaboré un premier projet de conditions particulières de vente pour les produits
Varilux, qui prévoyait « les conditions primordiales à remplir par tout opticien (physique
ou sur internet) souhaitant commercialiser des verres Varilux ».
199. Dans ce même courriel, il était recommandé de « clarifier les produits pouvant être proposés
à Sensee » et indiqué qu’« en fonction des discussions et du degré de pression exercée par
Sensee », il pourrait être envisagé de proposer soit : (i) des verres unifocaux fabriqués par
Essilor, (ii) des verres unifocaux de marque Essilor ou (iii) des verres unifocaux et
progressifs du groupe Essilor, « sauf Varilux ».
L’acceptation de la troisième demande de référencement de Sensee du
15 mai 2013
La troisième demande de référencement de Sensee
200. Au vu de la longueur des tractations, le dirigeant de Sensee s’est plaint, dans le quotidien
Le Figaro, le 27 mars 2013, de l’attitude d’Essilor et des conséquences néfastes en résultant
pour son entreprise
230
:
« Essilor refuse de nous vendre ses verres de marque au motif, je suppose, que ce canal de
distribution fragiliserait ses relations avec ses distributeurs en magasin […].
« Sensee perd un argument de vente capital pour convaincre les consommateurs de la
qualité des lunettes vendues en ligne à un prix très inférieur. Nous sommes pénalisés car
nous ne pouvons pas dire que nous vendons “les mêmes verres que les opticiens en
magasin ».
226
Cote 10351.
227
Cote 10358.
228
Ibid.
229
Cotes 10346 et 10347.
230
Cote 9389.
48
201. Un courriel interne à Essilor du 8 avril 2013 énonce, à cet égard :
« Il sagit dun jeu médiatique car Sensee est en réalité déjà client chez nous, même sils ont
peu commandé. Nous ne refusons pas la vente mais lui rappelons quà notre sens la vente
sur internet ne garantit pas la satisfaction du porteur pour Varilux. Il faut des mesures
réalisées par un opticien. »
231
.
202. Le 15 mai 2013, Sensee a adressé un courrier de relance à Essilor déplorant que, deux ans
après le premier contact entre les deux entreprises, Sensee n’était toujours pas en mesure
d’offrir à ses clients des verres de marque Essilor
232
. Elle a, notamment, tenu à relever :
« Nous sommes désormais très heureux de constater que le groupe Essilor, via ses deux sites
(dont l’un vend des verres de marque Essilor) reconnait la qualité de la vente en ligne de
produits d’optique et y participe aux Etats-Unis et en Europe »
233
.
203. Sensee a, en outre, réitéré sa demande d’approvisionnement, en y joignant une liste de verres
« dont les caractéristiques ne rend[ai]ent pas complexe leur adaptation par [se]s opticiens
à [se]s clients », incluant les verres Varilux Comfort
234
.
204. Enfin, Sensee a sollicité une nouvelle réunion, ce qu’Essilor a accepté
235
. Cette réunion a eu
lieu le 18 juin 2013.
L’acceptation du référencement par Essilor
205. Un projet de compte-rendu de la réunion du 18 juin 2013 entre Sensee et Essilor, élaboré par
la direction juridique d’Essilor au nom du directeur général d’Essilor France, montre que le
groupe a, pour la première fois, consenti à proposer à Sensee des verres unifocaux de marque
Essilor
236
.
206. Le groupe Essilor a, toutefois, maintenu son refus de fournir des verres progressifs de
marques Essilor et Varilux :
« Il ne nous est en revanche pas possible de répondre à votre demande pour les verres
progressifs de marque VARILUX et ESSILOR. En effet, nous estimons, pour les raisons
amplement discutées lors de nos précédentes réunions, que seules certaines gammes non
complexes sont compatibles avec la vente exclusivement sur internet, pour des raisons liées
à la fois à la santé et la sécurité des porteurs, et à la garantie de la performance de nos
produits. Les verres progressifs répondant à ces critères sont généralement vendus en
pochette blanche ».
207. Enfin, Essilor a proposé, pour la première fois également, « d’engager une réflexion […] sur
la vente sur votre site de verres progressifs non complexes d’autres marques du groupe ».
231
Cote 2534.
232
Cote 1729.
233
Cote 1730.
234
Cote 1732.
235
Cote 1725.
236
Cotes 10280 et 10281.
49
208. Plusieurs courriels internes à Essilor du 19 décembre 2013 attestent que le fabricant a
finalement accepté que Sensee référence des verres unifocaux et progressifs de marque
Essilor
237
.
209. Toutefois, il ressort de ces courriels
238
, ainsi que d’un document interne à Essilor
239
, de 2014,
que le fabricant a demandé à Sensee de cesser de mettre en avant Essilor comme
« partenaires verres » et de reproduire son logo sur le site Sensee.
c) Les restrictions imposées à d’autres distributeurs en ligne
210. Il ressort des éléments recueillis par les services d’instruction qu’Essilor a imposé des
restrictions à plusieurs opérateurs de vente de lunettes optiques en ligne, en particulier sur la
possibilité de communiquer sur l’origine Essilor des verres et sur les marques et logos
appartenant au groupe Essilor.
211. Ainsi, lors d’une réunion interne de janvier 2012
240
, il a été mentionné ce qui suit :
« Sur les sites de e-commerce : les bannières du logo Essilor ont été enlevées après
recours ».
212. Le même document recommande pour l’avenir de « trouver une règle » applicable aux sites
Internet, « mais pas nécessairement de la publier (pas de CGV spécifiques aux sites
internet) »
241
.
213. Par ailleurs, les pièces citées ci-après attestent de la volonté d’Essilor d’intervenir auprès de
plusieurs distributeurs qui vendaient ses produits en ligne.
Le site ConfortVisuel
214. Le Président de la société Tomas Sinclair Laboratoires, qui exploitait le site ConfortVisuel,
a déclaré le 30 avril 2013 :
« Nous avons eu des échanges un peu tendus avec la partie communication/marketing
France parce que nous utilisions leur logo sans leur accord. La première fois en 2010 et une
deuxième en octobre/novembre 2012.
En 2010, j’ai enlevé le logo, puis j’ai rencontré le responsable marketing France d’Essilor.
Ils sont assez tatillons et nous avions mis un gros logo avec la mention distributeur agréé.
En 2012, nous avions une grosse bannière Essilor Varilux, en reprenant les visuels de leur
dernière campagne de publicité. Nous avons fait machine arrière en décembre. Ils sont assez
sensibles sur lutilisation de leur visuel »
242
.
215. De fait, par un courrier du 29 septembre 2010, Essilor a enjoint à ConfortVisuel de retirer
les logos Essilor figurant sur le site. Elle a fondé sa demande sur les conditions générales
d’utilisation des marques d’Essilor, qui prévoyaient que l’usage des logos, graphismes et
237
Cotes 1915 et 1916.
238
Cotes 1915 et 1916.
239
Cote 882.
240
Cotes 10443 et 10444.
241
Cote 10443.
242
Cote 57.
50
autres signes distinctifs de ces marques n’était autorisé qu’avec l’accord préalable d’Essilor,
qui faisait défaut en l’espèce
243
.
216. Par ailleurs, par un courriel du 17 octobre 2012, Essilor a mis le site en demeure :
« Nous vous mettons en conséquence en demeure de cesser les agissements susvisés, dans
un délai de huit jours à compter de la réception de la présente, et donc :
- de supprimer de votre site tous les logos constituant des marques dEssilor, ainsi que les
visuels et vidéos appartenant à Essilor, et de nous en justifier ;
- de cesser la mise en avant des tarifs promotionnels sur les verres Varilux, et de nous en
justifier »
244
.
Le site Acheter-lunettes.com
217. Dans un courrier du 4 novembre 2010, le directeur marketing d’Essilor France a informé
l’exploitant du site www.acheter-lunettes.com qu’il engagerait une action judiciaire si ce
dernier persistait à afficher les logos des marques Essilor et Varilux sur son site, en violation
des conditions générales d’utilisation de ces marques
245
:
« Malgré notre premier courrier recommandé du 25 mai 2010, nous constatons de nouveau
que vous ne respectez pas les conditions générales d’utilisation des marques ESSILOR
®
.
Nos Logos Essilor
®
et Varilux
®
sont toujours présents sur votre site ;
Acheter-lunettes.com »
246
.
Les sites Iloveyourglasses et Simplyoptic
218. Il ressort d’un courriel interne à Essilor du 10 janvier 2011 que le fabricant envisageait
d’envoyer des courriers aux exploitants des sites Iloveyourglasses et Simplyoptic, en lien
avec l’exploitation de ses marques par ces sites
247
.
Le site Happyview
219. Le fondateur du site Happyview a déclaré, le 19 avril 2013, qu’il se fournissait
exclusivement auprès du groupe Essilor. Il a toutefois précisé :
« Essilor refuse que je communique sur sa marque. J’ai reçu une mise en demeure à ce sujet
en juin 2012 […] J’ai eu des conversations orales avec des gens dEssor et également du
Board dEssilor, qui continuent de me refuser la communication sur la marque Essilor »
248
(soulignements ajoutés).
Le site Direct Optic
220. Dans une audition du 19 avril 2013, le fondateur du site Direct Optic, exploité par la société
SAS Optiqual, atteste qu’Essilor lui interdisait déjà d’utiliser sa marque en 2012 :
243
Cotes 57 et 1616.
244
Cote 1616.
245
Cote 1202.
246
Ibid.
247
Cote 1203.
248
Cote 9619.
51
« Du mois de septembre 2008 au mois de février 2012, le site Direct-Optic mentionnait
Essilor comme marque de ses verres progressifs. Le fait que ces verres étaient achetés en
Corée du Sud permettait à la société de les vendre moins cher. Puis en février 2012, Essilor
a interdit au site d’utiliser sa marque »
249
.
221. Il ressort des éléments du dossier que Direct Optic et le groupe Essilor ont finalement conclu
un protocole prévoyant la fourniture de verres sans marque
250
.
222. Le 17 avril 2013, le fondateur du site Direct Optic a averti Essilor qu’il avait été contac
par les services d’instruction, qui souhaitaient l’auditionner :
« Il me sera difficile de ne pas évoquer laccord qui nous lie si des questions me sont posées
sur la provenance de nos verres. L’accord me semble à la fois positif et négatif pour Essilor
car il montre à la fois qu’Essilor veut bien fournir des verres à des sites de vente en ligne
(accusations de X…) mais aussi qu’Essilor ne veut pas que son nom soit mentionné et donc
que le consommateur le sache »
251
.
223. Un projet de réponse à ce courriel, échangé au sein d’Essilor le 18 avril 2013, confirme
qu’Essilor interdisait, à cette date, de faire référence à son nom :
« Comme indiqué par téléphone, je nai pas de difficulté à ce que vous communiquiez ce
protocole de transaction sil vous est demandé par lenquêteur de l’autorité de la
concurrence.
L’interdiction formulée dans ce protocole de faire référence aux marques Essilor sexplique
en tout état de cause par le contexte : laccord commercial intervenu entre nos sociétés dans
le cadre de ce protocole porte sur des verres génériques. Il était donc logique dinterdire
l’usage de nos marques pour désigner ces produits, qui sont distincts des verres de marque
Essilor, en même temps que tout usage non autorisé de nos marques »
252
.
224. Les services d’instruction ont relevé que, le 24 avril 2014, le site ne mentionnait toujours
pas que les verres qu’il commercialisait étaient fabriqués par Essilor
253
.
Le site Opticien24
225. Le 18 avril 2013, le directeur général de la société exploitant le site Opticien24
254
racheté
par Essilor en 2019 – a dénoncé les mêmes pratiques :
« Opticien 24 n’a pas le droit de mentionner la marque Essilor et de ses filiales dans sa
communication auprès des clients ».
226. Le 24 avril 2020, il a été constaté que le site Opticien24 ne contenait toujours aucune
référence aux marques ni à son appartenance au groupe Essilor
255
.
249
Cote 53.
250
Cote 1918.
251
Cote 1919.
252
Cote 1918.
253
Cote 9667.
254
Cote 48.
255
Cotes 10227 à 10230.
52
Le site VisioFactory
227. Le site VisioFactory se fournissait auprès de BBGR et a mentionné cette marque, ainsi que
le fait que BBGR est une filiale d’Essilor, jusqu’en avril 2013
256
.
228. Le 20 juin 2013, le président de la SAS Cactus, qui exploite ce site, a déclaré :
« jusque récemment, le site mentionnait également que BBGR était une filiale dEssilor.
Mais il y a deux mois environ Essilor a envoyé à l’entreprise un courrier exigeant le retrait
de cette mention »
257
.
229. Un courriel interne à BBGR du 13 octobre 2013 confirme l’importance de la question de la
communication sur la marque dans la problématique de la vente en ligne :
« Le pb [problème] est plutôt quun opticien a pris la liberté de communiquer sur BBGR et
des Px de ventes sans nous demander l’autorisation (ce sera certainement un autre demain
avec BBGR ou un autre verrier...), donc à nous de trouver les gardes fou (sic) nécessaires.
[Confidentiel] »
258
.
Le site ExperOptic
230. ExperOptic indiquait également sur son site Internet en 2014 devoir commercialiser les
verres sous son propre nom de marque, dans la mesure où « en tant que « pure player »
Internet », il ne pouvait « pas communiquer sur les marques de [nos] verriers à la demande,
pour leur éviter des mesures de rétorsion de la part des acheteurs traditionnels »
259
.
Le site Evioo
231. Les pratiques d’Essilor ne sont pas limitées aux « pure players ». Un courriel interne de 2011
atteste ainsi des démarches faites par Essilor afin de s’assurer que les marques Essilor et
Varilux n’apparaissent pas sur le site Evioo
260
. Un article publié sur le site l’Usine Nouvelle
en novembre 2013 évoque, en outre, la fourniture par Essilor de verres au site Evioo, qui
proposait une sélection de verres sur Internet avec un ajustement et une validation des verres
présélectionnés chez des opticiens physiques partenaires. Or l’article précise qu’Essilor « a
joué le jeu…discrètement. Son nom ne figure pas sur le site », contrairement à son concurrent
Carl Zeiss, dont la marque apparaît
261
.
d) L’incompatibilité de la vente en ligne avec les conditions de vente des verres
progressifs Essilor et Varilux
232. Comme relevé aux paragraphes 211 et suivants ci-avant, dans un compte-rendu de réunion
du 19 janvier 2012, le groupe Essilor s’interrogeait sur « les pistes à explorer pour limiter la
vente de progressifs sur internet et protéger le consommateur »
262
(étant rappelé que le
premier projet de compte-rendu ne comportait pas la mention relative à la protection du
256
Cote 278.
257
Cote 278.
258
Cote 4006.
259
Cote 9652.
260
Cote 13003.
261
Cote 9821.
262
Cote 10444.
53
consommateur, qui a été ajoutée dans un second temps
263
). L’une des pistes évoquées était
de « lier la distribution de Vx [Varilux] à des prises de mesure spécifiques (fit ou
caractéristiques physiologiques) ».
233. La présentation interne intitulée « Problématiques juridiques Distribution sur internet »
du 18 octobre 2012 qui explore différentes pistes pour restreindre la vente en ligne des
produits Essilor envisage expressément de subordonner la vente des Varilux « fit » et
personnalisés à un « passage en magasin »
264
.
234. La note interne « Éléments de réflexion Internet » du même jour, précitée au
paragraphe 185 ci-avant, recommande un « renforcement du Guide d’adaptation
Varilux »
265
et une « modification des CGV Essilor » afin de refuser « la garantie adaptation
pour les opticiens ne pouvant démontrer avoir respecté les préconisations du Guide
d’adaptation Varilux »
266
.
235. Dans un premier temps, entre 2013 et 2014, ces réflexions ont conduit Essilor à conditionner
la prise en charge par Essilor de la « garantie adaptation » mise en place en 2010 au respect
d’un protocole de prise de mesures exclusivement conçu pour la vente en magasin physique.
Dans un second temps, à partir de 2014, le groupe a adopté des « Conditions Particulières de
Vente Varilux » (ci-après « les CPV Varilux ») qui soumettent la revente de tout produit de
marque Varilux à des règles de prise de mesures qui excluent, de fait, la vente en ligne.
L’incompatibilité de la vente en ligne avec les conditions d’application de
la garantie adaptation pour les marques Essilor et Varilux
236. La garantie adaptation accorde au porteur un délai d’un mois « pour exprimer d’éventuelles
difficultés d’adaptation persistantes en dépit d’un port régulier de l’équipement ». Durant
ce délai, le détaillant est dans l’obligation d’analyser la difficulté d’adaptation et, le cas
échéant, de remplacer les verres gratuitement.
237. Jusqu’en 2012, Essilor s’engageait à prendre en charge cette garantie, en fournissant si
besoin une nouvelle paire de verres et en remboursant la première, aux seules conditions que
le détaillant notifie un dossier d’inadaptation et « fournisse tous les renseignements
nécessaires à l’analyse de la difficulté d’adaptation »
267
.
238. Dans les CGV applicables à toute commande et à toute utilisation des marques et matériels
publicitaires Essilor à compter du 1
er
janvier 2013, un nouvel article 7.2 a été inséré. Il
conditionne la prise en charge par Essilor de la garantie adaptation au respect, par le
détaillant, du « Guide d’adaptation verres progressifs »
268
. Les CGV précisent à cet égard :
« en cas de mise en jeu de la garantie, Essilor se réserve le droit de vérifier que l’Acheteur
a bien respecté les conditions de mise en jeu de la garantie et le Guide d’adaptation des
verres progressifs, ce que l’Acheteur accepte expressément ».
239. En cas de non-respect de ce guide, le remplacement des verres est à l’entière charge du
détaillant.
263
Cote 10439.
264
Cote 2162.
265
Cote 2084.
266
Cote 2085.
267
Cote 8339.
268
Cote 8361.
54
240. Or, le protocole de prise de mesures figurant dans le Guide d’adaptation est exclusivement
conçu pour la vente en magasin :
le guide prévoit seulement trois modalités de prise de mesures, toutes incompatibles avec
la vente en ligne, car recourant à des dispositifs uniquement utilisables en magasin :
l’utilisation d’une « colonne de prise de mesure électronique »
269
, d’un « système de
prise de mesure de table de vente »
270
ou d’un « pupillomètre à reflets cornéens »
271
;
la détermination de la hauteur pupillaire quant à elle n’est envisagée que par le biais d’un
« mesureur de hauteur de pupille » qui suppose l’intervention physique de l’opticien. Le
guide impose en effet au professionnel de « placer la monture sur le visage du client »,
« saisir l’outil entre pouces et index, en maintenant ouverts les clips mobiles », avant de
« poser l’appareil sur la monture par les attaches supérieures et relâcher les clips sur
le bas de la monture »
272
.
241. Par ailleurs, en application de l’article 7 des CGV, le bénéfice de la garantie adaptation qui
était uniquement applicable aux verres de marque Varilux entre 2010 et 2012
273
a été
étendu aux verres progressifs de marque Essilor à compter de 2013
274
.
L’incompatibilité de la vente en ligne avec les CPV Varilux
242. À compter de 2014, Essilor a adopté des CPV Varilux incompatibles avec la vente en ligne
de tout verre de cette marque. Ces CPV figuraient dans le tarif 2019 et étaient donc toujours
applicables à la date de la notification des griefs, le 23 décembre 2020
275
.
243. L’objectif poursuivi par les CPV Varilux ressort clairement des documents précités (voir les
paragraphes 232 et suivants ci-avant), ainsi que du document interne élaboré à l’attention
du président « Europe » du groupe Essilor, intitulé « Questions/Thématiques Clés », de
début 2014.
244. Dans ce document, qui compile des éléments de langage relatifs à la vente en ligne, il est en
effet précisé :
« Essilor France a progressivement adapté sa position […] en renforçant l’importance de
la présence physique du porteur sur certains produits (verres personnalisés, conditions
particulières Varilux, réédition et diffusion du guide d’adaptation des verres progressifs
Essilor, nouveau livret d’information consommateur, déploiement de la technologie
Eyecode) »
276
.
245. S’agissant de la teneur des CPV, l’article 3.1 des CPV Varilux stipule :
« Afin de garantir un niveau de qualité minimum d’un équipement Varilux livré au porteur,
Essilor entend rendre obligatoires les recommandations décrites ci-dessous relatives à la
269
Cote 9886. Voir ci-avant paragraphe 178.
270
Cote 9889.
271
Cote 9890.
272
Cote 9891.
273
Cote 8339.
274
Cote 8361.
275
Cotes 8537 et 8538.
276
Cote 969.
55
découverte des besoins du consommateur, l’ajustage de la monture, la prise de toutes les
mesures requises et la livraison de l’équipement »
277
.
246. L’article 2 des CPV réserve à Essilor le droit de « refuser toute commande de verres Varilux
émanant d’un Acheteur » qui ne respecte pas leurs stipulations.
247. Outre le respect du Guide d’adaptation des verres progressifs
278
, les CPV imposent au
détaillant un protocole complémentaire pour tout verre de marque Varilux, indépendamment
de son niveau de personnalisation. Ce protocole est, lui aussi, incompatible avec la vente en
ligne :
s’agissant de la prise de mesures, les CPV imposent au vendeur de réaliser les mesures
du porteur avec la monture choisie, préalablement ajustée, de manière à ce que « son
angle d’inclinaison de face soit de l’ordre de 8° à 12 », et « la distance « verre-œil » soit
de l’ordre de 10 à 15 mm »
279
. Cette préconisation suppose l’intervention physique d’un
tiers qualifié disposant d’outils spécifiques, alors même que le « Livret Produits et
Services » d’Essilor précise que les verres Varilux Physio 2.0 Fit et Varilux Ipseo 2.0
« sont conçus pour prendre en compte le système verre-œil » et « permettent de se libérer
des contraintes d’ajustement standard »
280
(soulignement ajouté), à savoir, précisément,
les fourchettes d’angle d’inclinaison et de distance verre-œil telles que celles exigées
dans les CPV Varilux ;
s’agissant de la livraison de l’équipement, les CPV imposent, notamment, au vendeur de
« vérifier l’ajustage de la monture sur le visage du client tel qu’il souhaite la porter et
en veillant qu’elle ne glisse pas et ne blesse pas »
281
, ce qui suppose nécessairement
l’intervention physique de l’opticien.
248. Il convient de préciser quEssilor n’a communiqué aucun exemple concret d’application de
ces règles vis-à-vis d’opticiens physiques, et ce bien qu’un questionnaire des services
d’instruction du 2 juillet 2020 l’y invite expressément
282
.
249. Par ailleurs, les informations communiquées par Essilor en réponse à ce questionnaire
attestent que ses ventes de verres aux sites de vente en ligne actifs en France, déjà faibles
entre 2010 et 2014, sont devenues quasi inexistantes à partir de 2015, à l’exception de celles
accordées au site ConfortVisuel
283
.
277
Cote 8386.
278
Ibid.
279
Ibid.
280
Cote 9985.
281
Cote 8386.
282
Cote 8079.
283
Cote 8128.
56
La compatibilité de la vente en ligne avec les conditions particulières de vente
des produits BBGR
250. Les conditions générales et catégorielles de vente BBGR n’imposaient aucune obligation en
termes de prise de mesures
284
. À compter de 2016, BBGR a fourni plusieurs sites de vente
en ligne en verres unifocaux et progressifs de marque BBGR
285
.
E. LES GRIEFS NOTIFIES
1. GRIEF N° 1
« Il est fait grief aux sociétés :
BBGR SAS (302 607 957 RCS Paris) en raison de sa participation directe ;
Essilor International SAS (439 769 654 RCS Créteil) en raison de sa participation
directe et en sa qualité de société-mère de la société BBGR SAS ;
EssilorLuxottica SA (712 049 618 RCS Créteil), à compter du 1
er
octobre 2018, en sa
qualité de société-mère de la société Essilor International S.A.S ;
d’avoir abusé de la position dominante détenue par le groupe Essilor sur le marché français
de la fourniture en gros de verres ophtalmiques finis, en élaborant et en mettant en œuvre
une politique commerciale restrictive visant spécifiquement les sites de vente en ligne de
lunettes de vue français, et consistant à leur refuser l’accès aux produits de marques du
groupe Essilor et/ou à leur imposer des restrictions en termes de communication.
Cet ensemble de comportements, qui a débuté au plus tard le 29 avril 2009, a pris fin le
31 décembre 2015 s’agissant de BBGR, et a toujours cours s’agissant d’Essilor
International, constitue une pratique prohibée par les dispositions des articles 102 du TFUE
et L. 420-2 du code de commerce. »
2. GRIEF N° 2
« Il est fait grief aux sociétés :
BBGR SAS (302 607 957 RCS Paris) en raison de sa participation directe ;
Essilor International SAS (439 769 654 RCS Créteil) en raison de sa participation
directe et en sa qualité de société-mère de la société BBGR SAS ;
d’avoir abusé de la position dominante détenue par le groupe Essilor sur le marché français
de la fourniture en gros de verres ophtalmiques finis, en élaborant et en diffusant un discours
trompeur et fluctuant visant à entraver le développement de la vente en ligne de lunettes de
vue en France.
284
Cotes 8130 à 8296.
285
Cote 8128.
57
Cet ensemble de comportements, qui a débuté au plus tard le 25 novembre 2008 et a pris fin
le 12 mai 2016, constitue une pratique prohibée par les dispositions des articles 102 du
TFUE et L. 420-2 du code de commerce. »
II. Discussion
A. SUR LA PROCEDURE
1. SUR LA DUREE DE LA PROCEDURE
251. Essilor soutient que la procédure doit être annulée en raison de sa durée, qu’elle considère
excessive, de sorte qu’il aurait été porté une atteinte irrémédiable, effective et concrète à ses
droits de la défense.
a) Le droit applicable
252. L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales dispose que : « toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue dans un délai raisonnable ».
253. Selon une jurisprudence européenne
286
et nationale
287
constante, le caractère raisonnable de
la durée de la procédure s’apprécie in concreto, notamment au regard de l’ampleur et de la
complexité de l’affaire, de son contexte et du comportement des parties au cours de la
procédure
288
ainsi qu’en fonction du comportement des autorités compétentes
289
.
254. Par ailleurs, la sanction qui s’attache à la violation par l’Autorité de l’obligation de se
prononcer dans un délai raisonnable n’est pas l’annulation de la procédure mais la réparation
du préjudice résultant éventuellement du délai subi, sous réserve, toutefois, que le délai
écoulé durant la phase d’instruction, en ce compris la phase non contradictoire, devant
l’Autorité, n’ait pas causé à chacune des entreprises, formulant un grief à cet égard, une
atteinte personnelle, effective et irrémédiable à son droit de se défendre
290
.
286
Arrêts du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij NV (LVM) e.a. / Commission, C-238/99 P,
C-244/99 P, C-245/99 P, C-247/99 P, C-250/99 P à C-252/99 P et C-254/99 P, EU:C:2002:582, points 187 et
192 ; du 8 septembre 2016, Xellia Pharmaceuticals ApS et Alpharma LLC / Commission, T-471/13,
EU:T:2016:460, point 354 ; du 27 juin 2012, Bolloré / Commission, T-372/10, EU:T:2012:325, point 104 ; du
9 septembre 1999, UPS Europe SA / Commission, T-175/99, EU:T:2002:78, point 38 et du 22 octobre 1997,
SCK et FNK / Commission, T-213/95 et T-18/96, EU:T:1997:157, point 57.
287
Arrêts de la cour d’appel de Paris du 6 mai 2021, Société Transports-Transit-Déménagements, 20/07505,
point 27 ; du 3 décembre 2020, Brenntag, 13/13058, point 109 et du 26 janvier 2012, Beauté Prestige
International, 10/23945, page 18.
288
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 3 décembre 2020, Brenntag, 13/13058, point 109.
289
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 janvier 2012, Beauté Prestige International, 10/23945, page 18.
290
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 6 mai 2021, Société Transports-Transit-Dénagements, 20/07505,
point 28, et du 3 décembre 2020, Brenntag, 13/13058, point 109.
58
b) L’application au cas d’espèce
255. Conformément aux principes rappelés ci-dessus, pour déterminer si le principe du délai
raisonnable a été respecté en l’espèce, il convient d’apprécier, dans un premier temps, si la
durée de la procédure peut être considérée comme excessive compte tenu des circonstances
de l’espèce, et, le cas échéant, dans un second temps, s’il est établi que la durée de la
procédure a privé les entreprises poursuivies de la possibilité de se défendre utilement contre
les griefs qui leur étaient reprochés.
S’agissant de la durée de la procédure
256. Essilor soutient que, dans la présente espèce, la durée totale de la procédure, la notification
des griefs ayant été envoyée six ans et demi après la réalisation des opérations de visite et
saisie, ne saurait être justifiée par le nombre d’entreprises visées par les opérations. Elle
souligne, par ailleurs, que le champ initial de l’enquête a été considérablement restreint, dès
lors que l’ordonnance du JLD ayant autorisé les opérations visait, notamment, des pratiques
prohibées par les articles L. 420-1 du code de commerce et 101 TFUE alors que la
notification de griefs n’a pas fait pas état de telles pratiques. Elle allègue également que les
nominations successives de plusieurs rapporteurs différents entre 2012 et 2016 ont allongé
et désorganisé la procédure. Elle reproche, enfin, aux services d’instruction de ne pas avoir
auditionné ses représentants et de ne pas lui avoir adressé suffisamment de demandes
d’informations.
257. Il convient tout d’abord de rappeler qu’il résulte d’une jurisprudence constante que la durée
de la procédure doit être appréciée en fonction des particularités propres de l’affaire, et non
par comparaison avec des affaires antérieures. Par ailleurs, le simple constat, à le supposer
établi, que la durée de la procédure excède le délai habituel de traitement des affaires par les
services d’instruction ne suffit pas à établir son caractère excessif, lequel s’apprécie en tenant
compte desdites particularités.
258. À cet égard, dans un arrêt du 26 janvier 2012, Nocibé, la cour d’appel de Paris, après avoir
souligné que « nonobstant les exigences de rapidité de la vie des affaires, l’application des
règles de fond de droit de la concurrence exige toujours une lourde mise en œuvre des
normes de la légalité économique largement indéterminées, nécessitant pour leur
application technique l’élaboration de critères précis passant par une appréciation des
effets économiques des pratiques contestées et requérant une analyse économique en
profondeur des marchés concernés », a relevé « qu’en l’espèce, le travail de qualification
juridique à partir des données factuelles éparses révélées par le rapport d’enquête
administrative et ses annexes s’est avéré manifestement difficile compte tenu du nombre
d’opérateurs économiques agissant sur le marché très spécifique des produits de luxe et de
la nature des pratiques visées mais compte tenu aussi, et ce de façon certaine, de l’enjeu du
dossier qui concerne l’un des secteurs les plus importants de la vie économique du pays »
291
(soulignements ajoutés).
259. Dans cette espèce, la cour d’appel a d’ailleurs jugé que la durée de l’instruction était justifiée,
alors même qu’elle était similaire à celle qui avait prévalu dans une autre affaire présentant
pourtant, toujours selon la cour d’appel, un degré de complexité plus élevé
292
.
291
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 janvier 2012, Beauté Prestige International, 10/23945, page 19.
292
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 janvier 2012, Beauté Prestige International, 10/23945, pages 18
et 19.
59
260. De même, dans un arrêt du 3 décembre 2020, la cour d’appel de Paris a précisé que, même
si la durée totale de la procédure, qui s’étend de la saisine de l’Autorité à la décision de
sanction, peut sembler de prime abord excéder le délai habituel de traitement des affaires,
« cette seule constatation ne suffit pas à démontrer son caractère excessif, lequel doit être
apprécié concrètement en tenant compte des particularités propres de l’affaire »
293
.
261. Dans ce même arrêt, la cour a considéré que la durée de la phase contradictoire de la
procédure d’instruction était parfaitement justifiée, compte tenu d’une part, du délai
incompressible de deux mois ouvert aux sociétés mises en cause pour adresser les
observations en réponse aux griefs qui leur avaient été notifiés ainsi que du recours par
certaines d’entre elles à la procédure de non-contestation des griefs, et d’autre part, du temps
nécessaire à la rédaction du rapport et à la réponse à ce dernier par les sociétés mises en
cause ainsi qu’à l’examen de l’affaire par l’Autorité et à la mise en forme de la décision
294
.
262. Seront successivement analysées ci-après, à la lumière de ces principes, les phases non
contradictoire et contradictoire de la présente procédure.
263. S’agissant, tout d’abord, de la phase non contradictoire de la procédure, l’Autorité constate,
en premier lieu, que l’instruction a porté sur deux séries de pratiques potentielles, l’une
consistant en une entente entre fabricants visant à limiter l’accès au marché ou le libre
exercice de la concurrence et à limiter ou contrôler les débouchés des distributeurs sur
Internet de verres correcteurs et l’autre en un abus de la position dominante détenue par
Essilor
295
.
264. En deuxième lieu, les pratiques ont été mises en œuvre sur l’ensemble du territoire national
et ont été examinées sur une période portant sur plus de onze ans pour la plus longue d’entre
elles. Par ailleurs, elles ont impliqué la principale entreprise active dans le secteur de la
lunetterie-optique en France, présente à différents niveaux de la chaîne de valeur, et qui
appartient à un groupe d’envergure internationale organisant la distribution de multiples
marques.
265. En troisième lieu, les services d’instruction ont procédé à des opérations de visite et saisie,
qui ont eu lieu en juillet 2014 sur sept sites répartis sur différents points du territoire
national
296
et au cours desquelles un volume important de pièces a été collecté
297
.
266. Il résulte de ce qui précède que, compte tenu de l’ampleur des pratiques dénoncées, du
volume des pièces recueillies et de la multiplicité des actes d’enquête effectués (auditions,
questionnaires, exploitation des pièces etc.), Essilor ne peut utilement soutenir que la durée
de la phase non contradictoire de la procédure serait excessive.
267. Enfin, à titre purement subsidiaire, l’Autorité relève qu’il paraît à tout le moins contradictoire
d’une part d’alléguer que la durée de la procédure est excessive, d’autre part de reprocher
aux services d’instruction de ne pas avoir recueilli des informations supplémentaires par le
biais d’auditions et de questionnaires (voir le paragraphe 256 ci-avant), dès lors que ces actes
d’instruction auraient nécessairement allongé la procédure.
293
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 3 décembre 2020, Brenntag, 13/13058, point 113 ; voir aussi arrêts de
la cour d’appel de Paris du 19 juin 2014, 13/01006 et du 30 janvier 2007, SA Le Foll TP, 06/00566, page 13.
294
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 3 décembre 2020, Brenntag, 13/13058, point 120.
295
Ordonnance du JLD du 2 juillet 2014, cotes 483 à 495.
296
Ordonnance du JLD du 2 juillet 2014, cotes 483 à 495.
297
Le dossier final compte 13 498 cotes.
60
268. S’agissant, ensuite, de la phase contradictoire de la procédure, il sera rappelé que l’envoi de
chaque notification de griefs et de chaque rapport a ouvert un délai incompressible de deux
mois aux sociétés mises en cause pour adresser leurs observations. Ce délai a en outre été
prolongé – pour les entreprises poursuivies et à leur demande – de trois semaines s’agissant
de la notification de griefs
298
, et d’un mois s’agissant du rapport
299
.
269. Il convient également de tenir compte du temps nécessaire à la prise en compte de ces
observations certaines comptant, avec leurs annexes, plus de 1 600 pages à la mise en
état du dossier, à la rédaction du rapport ainsi qu’à la rédaction et à la mise en forme de la
présente décision.
270. Il résulte de ce qui précède que la durée de la phase contradictoire de l’instruction est justifiée
par les circonstances de l’espèce.
S’agissant de l’atteinte alléguée aux droits de la défense
271. S’agissant, à titre surabondant, de l’atteinte alléguée aux droits de la défense, Essilor allègue
que la durée de la procédure l’aurait empêchée d’accéder à l’intégralité de ses bases de
données, notamment celles afférentes aux clients. Elle aurait ainsi été mise dans
l’impossibilité de produire une réponse exhaustive à la deuxième question du questionnaire
du 2 juillet 2020 portant sur les sites de vente en ligne actifs en France auxquels elle a fourni
des verres correcteurs entre 2010 et 2020
300
. Ceci aurait d’autant plus porté atteinte à ses
droits que l’intégralité du premier grief reposerait sur cette réponse.
272. Par ailleurs, Essilor soutient que, compte tenu de la durée de la procédure d’instruction, elle
n’a pas été en mesure de préparer utilement sa défense, dans la mesure où le marché de la
vente en ligne de produits d’optique a connu plusieurs évolutions substantielles depuis 2014.
273. Toutefois, Essilor n’établit pas en quoi la durée prétendument excessive de la procédure
aurait porté une atteinte concrète et irrémédiable à ses droits de se défendre.
274. Il ressort en effet d’une jurisprudence constante qu’il incombe aux entreprises qui allèguent
une telle atteinte de démontrer en quoi certains évènements auraient fait concrètement
obstacle à l’exercice des droits de la défense
301
, étant précisé que la réalité d’une telle
violation s’apprécie nécessairement à l’aune du devoir de prudence incombant à chaque
opérateur économique, qui se doit notamment de veiller à la bonne conservation de ses livres
et archives comme de tous éléments permettant de retracer la licéité de ses pratiques en cas
d’actions judiciaire ou administrative
302
.
275. S’agissant spécifiquement de la conservation des preuves, la Cour de cassation a rappelé que
les entreprises poursuivies par l’Autorité étaient responsables de la déperdition éventuelle
des preuves qu’elles entendaient faire valoir tant que la prescription n’était pas acquise
303
.
Dans un arrêt ultérieur, la Cour a considéré qu’aucun préjudice du fait de la durée n’est
298
Cotes 10698 et 10711.
299
Cote 13126.
300
Cotes 8047-8049.
301
Arrêts de la cour d’appel de Paris du 8 avril 2008, 07/07008, page 7 ; et du 3 décembre 2020, Brenntag,
13/13058, point 121.
302
Arrêts de la cour d’appel de Paris du 26 janvier 2012, Beauté Prestige International, 10/23945 et du
3 décembre 2020, Brenntag, 13/13058, point 122.
303
Arrêt de la Cour de cassation du 12 janvier 1999, 97-13.125.
61
démontré lorsque les difficultés relatives à la conservation des preuves dues à des causes
internes aux sociétés mises en cause sont sans lien avec le déroulement de l’instruction et de
la procédure suivie devant l’Autorité
304
.
276. Sur le même point, la cour d’appel de Paris a précisé, dans son arrêt précité du
23 février 2012 :
« la prudence commandait aux banques de conserver toute preuve de nature à établir la
licéité de leurs pratiques jusqu’à la fin de la prescription fixée par l’article L. 462-7 du code
de commerce, […] et ce d’autant plus qu’elles ont eu connaissance de l’enquête dont elles
faisaient l’objet alors que les pratiques en cause n’avaient pas encore cessé »
305
.
277. En l’espèce, les arguments ayant trait à l’accès prétendument restreint aux bases de données
et à l’évolution du marché ne peuvent être accueillis, faute de lien avec le déroulement de
l’instruction et de la procédure suivie devant l’Autorité. En outre, conformément à la
jurisprudence susvisée, il appartenait aux entreprises poursuivies, au titre de l’obligation de
prudence et de vigilance qui s’impose à elles, de veiller à conserver toute preuve de nature à
établir la licéité de leurs pratiques jusqu’à la fin de la prescription fixée par l’article
L. 462-7 du code de commerce, tout particulièrement lorsque, comme en l’espèce, certaines
d’entre elles ont eu connaissance de l’enquête dont elles faisaient l’objet, alors que les
pratiques en cause n’avaient pas encore cessé
306
.
278. En toute hypothèse, l’entreprise poursuivie a été en mesure de présenter des observations
détaillées en réponse à la notification de griefs et au rapport. Elle n’a donc pas été mise dans
l’impossibilité de se défendre utilement (voir, par analogie, l’arrêt de la cour d’appel de Paris
du 6 mai 2021, Société Transports-Transit-Déménagements précité, point 40).
279. Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que la durée de la procédure, qui
n’apparaît pas déraisonnable, n’a pas porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense
d’Essilor. Le moyen tiré de la violation du délai raisonnable doit, par conséquent, être écarté.
2. SUR LIMPARTIALITE
280. Essilor considère que les services d’instruction ont instruit la présente affaire exclusivement
à charge, dès lors qu’ils n’ont pas recherché ou fait état des pièces à décharge et ont, par
ailleurs, dénaturé la portée de certaines pièces.
a) Rappel des principes
281. Aux termes de l’article R. 463-11 du code de commerce, « le rapport soumet à la décision
de l’Autorité de la concurrence une analyse des faits et de l’ensemble des griefs notifiés ».
282. Il ressort d’une jurisprudence et d’une pratique décisionnelle constantes que les rapporteurs
peuvent, sans manquer à leur devoir d’impartialité, d’une part, retenir au soutien de leur
304
Arrêt de la Cour de cassation du 28 janvier 2003, 01-00.528.
305
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 23 février 2012, Crédit Lyonnais, 10/20555, page 21, non remis en
cause, sur ce point, par l’arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2015, G 12-15.971. ; voir aussi, sur ce point,
l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 6 mai 2021, Société Transports-Transit-Déménagements, 20/07505, points
38 et 39.
306
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 23 février 2012, Crédit Lyonnais, 10/20555, page 21, non remis en
cause, sur ce point, par l’arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2015, G 12-15.971.
62
analyse les éléments du dossier qui leur paraissent les plus pertinents, sans être tenus
d’exposer les motifs pour lesquels ils ne se sont pas appuyés sur d’autres éléments et, d’autre
part, soumettre au débat contradictoire leur propre interprétation des éléments du dossier
307
.
283. Dans un arrêt du 11 juillet 2019, la cour d’appel de Paris après avoir précisé que les
rapporteurs ne doivent pas dénaturer les pièces exploitées dans le rapport
308
a rappelé que,
de façon générale, le rapport n’a pas pour objet d’établir une liste exhaustive des milliers de
pièces figurant au dossier. Selon la cour, les rapporteurs, qui, à l’issue de l’instruction
contradictoire, se sont forgé une opinion sur la réalité des pratiques et leur caractère
anticoncurrentiel, ont pour mission de présenter leur analyse de la façon la plus claire
possible, afin de permettre aux parties de répondre aux arguments qui vont leur être opposés
devant le collège. La cour a donc jugé :
« Il est dès lors légitime que les rapporteurs visent les seules pièces, ou passages de pièces,
qui leur paraissent utiles soit pour appuyer leur démonstration sur ces pièces, soit pour
exposer en quoi celles-ci ne contredisent pas l’analyse retenue. Une telle façon de faire ne
saurait donc caractériser un défaut d’impartialité de leur part, étant rappelé que les parties,
quant à elles, ont tout loisir d’exploiter l’ensemble des pièces du dossier, y compris celles
non visées, ou non visées de façon exhaustive, par les rapporteurs dans le rapport »
309
.
284. En particulier, la cour d’appel a précisé, dans un arrêt du 20 janvier 2011, que la seule
circonstance que le rapporteur ne mentionne pas, dans la notification des griefs, des éléments
qui viendraient au soutien de la défense, ne saurait remettre en cause l’impartialité de
l’instruction, dans la mesure où les parties ont été « mises en mesure den faire état dans la
discussion sur le bien-fondé des griefs et de répondre aux accusations qui étaient portées
contre elles en présentant toutes les observations et toutes les pièces qui leur apparaissaient
utiles à leur défense »
310
.
285. Par ailleurs, dans un arrêt du 21 décembre 2017, la cour a considéré qu’« [o]n ne saurait
[…] reprocher [aux rapporteurs] de n’avoir pas accordé à tel ou tel élément du dossier
l’importance que leur attachent les mises en cause, pas plus qu’on ne saurait voir dans ces
divergences d’interprétation la marque d’une partialité, mais seulement l’exercice, par eux,
de leur pouvoir d’appréciation des faits de la cause »
311
.
b) Application en l’espèce
286. Essilor reproche aux services d’instruction d’avoir accordé une importance particulière à des
pièces selon elle partiales et dont le contenu aurait été dénaturé. Elle mentionne, à cet égard,
plusieurs documents d’analyse du secteur de la vente de produits d’optique en ligne, à savoir,
307
Arrêts de la cour d’appel de Paris du 11 juillet 2019, Janssen-Cilag, 18/01945, point 118 ; et du
21 décembre 2017, Société Crédit Lyonnais, 15/17638, points 104 et suivants ; décisions n° 18-D-23 du
24 octobre 2018 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de matériel de
motoculture, paragraphes 106 et suivants ; et n° 17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises
en œuvre dans le secteur des dispositifs transdermiques de fentanyl, paragraphes 365 et suivants.
308
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 11 juillet 2019, Janssen-Cilag, 18/01945, point 119.
309
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 11 juillet 2019, Janssen-Cilag, 18/01945, point 118 ; voir également
arrêt du 21 décembre 2017, Société Crédit Lyonnais, 15/17638, points 104 et suivants.
310
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 20 janvier 2011, société Perrigault, 10/08165, page 14.
311
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 21 décembre 2017, Société Crédit Lyonnais, 15/17638, point 110. Voir,
dans le même sens, décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du
1
er
mars 2018, paragraphe 688.
63
une étude économique commandée par Sensee
312
, un sondage réalisé à la demande de
l’Association d’opticiens en ligne
313
, un rapport de la Cour des comptes de 2013
314
, une
étude de l’UFC-Que Choisir de 2013
315
, une enquête de 2015 citée dans ses observations à
la notification de griefs
316
et, enfin, un courriel interne à Essilor de septembre 2011 relatif
au distributeur Evioo
317
.
287. En particulier, Essilor met en cause la fiabilité des quatre premiers documents cités au
paragraphe précédent, en raison de leur commanditaire ou de leurs limites méthodologiques.
288. Essilor soutient, par ailleurs, que les services d’instruction n’ont pas pris en considération
un certain nombre de pièces à décharge, dont un document interne à Essilor versé au
dossier
318
, certaines déclarations du directeur général de Sensee
319
, du dirigeant de
ConfortVisuel
320
et du gérant de la SARL Aux yeux de tous
321
, un courriel adressé par un
consommateur à Sensee
322
, ainsi que des pièces ne figurant pas au dossier lors de l’envoi de
la notification de griefs mais citées dans ses observations.
289. S’agissant, en premier lieu, du moyen tiré de l’importance accordée à des pièces
prétendument dénaturées, comme rappelé ci-avant, il résulte d’une jurisprudence constante
que les rapporteurs peuvent présenter les éléments du dossier qui leur paraissent les plus
pertinents, sans être tenus d’exposer les motifs pour lesquels ils ne se sont pas appuyés sur
d’autres éléments, et soumettre au débat contradictoire leur propre interprétation des
éléments du dossier.
290. En l’espèce, la mise en cause a pu, dans le cadre du débat contradictoire ouvert par la
notification des griefs, commenter et contester les éléments visés.
291. Par ailleurs, l’origine des documents contestés en l’espèce, qui n’a aucunement été
dissimulée par les services d’instruction, ne permet pas, à elle seule, de mettre en cause leur
crédibilité. Ainsi, l’étude commandée par Sensee est citée par Xerfi et la Cour des comptes
dans leurs études respectives
323
. De manière analogue, s’agissant du sondage évoqué, la mise
en cause utilise elle-même un autre sondage réalisé par le même institut dans ses
observations
324
.
292. En outre, si Essilor reproche aux services d’instruction d’avoir omis certains passages des
documents susmentionnés, il ressort également de la jurisprudence rappelée supra que les
services d’instruction peuvent ne viser que les seuls passages de pièces qui leur paraissent
312
Cotes 155 à 231.
313
Cotes 8686 à 8711.
314
Cotes 915 à 917.
315
Cotes 9080 à 9110.
316
Cote 11377.
317
Cote 13003.
318
Cote 2004.
319
Cote 1631.
320
Cote 57.
321
Cote 311.
322
Cote 10525.
323
Cotes 8814, 9287 et 11698.
324
Cotes 10914 à 10956.
64
utiles pour appuyer leur démonstration, dès lors que les entreprises auxquelles elles sont
opposées ont été mises en mesure den discuter la teneur. Au demeurant, les constatations
des services d’instruction ne se trouvent pas infirmées par la citation complète des
documents concernés, de sorte qu’aucune dénaturation ne découle du fait que cette citation
n’a été que partiellement reproduite dans la notification de griefs
325
.
293. S’agissant, en deuxième lieu, de l’absence alléguée de prise en compte de pièces à décharge,
le fait que les services d’instruction n’aient pas cité des pièces supposément à décharge ne
saurait constituer une violation du principe d’impartialité, a fortiori lorsque ces pièces
comme c’est le cas en l’espèce figurent toutes au dossier et sont susceptibles d’être
utilisées, à décharge le cas échéant, par l’entreprise mise en cause dans le cadre du débat
contradictoire ouvert par la notification des griefs (voir la jurisprudence rappelée aux
paragraphes 284 et suivants ci-avant).
294. S’agissant, en troisième lieu et en toute hypothèse, de l’atteinte supposée aux droits de la
défense, il convient de relever que la plupart des pièces visées par Essilor ne concernent que
le contexte dans lequel les pratiques poursuivies ont été mises en œuvre et pas la qualification
des pratiques et que les arguments rappelés ci-avant attestent qu’Essilor a bien eu la
possibilité de les contester dans ses observations.
295. Compte tenu de ce qui précède, le moyen tiré d’un manquement des rapporteurs à leur devoir
d’impartialité sera écarté.
3. SUR LABANDON DES PRATIQUES DENTENTE
296. Essilor reproche à l’Autorité d’avoir abandonné l’une des pratiques l’existence d’une
entente entre Essilor et certains de ses concurrents sur lesquelles elle avait fondé sa
demande d’autorisation de réaliser des opérations de visite et saisie. Elle considère que cette
circonstance fait nécessairement obstacle à la possibilité, pour les services d’instruction, de
notifier ensuite un grief d’abus de position dominante, et ce d’autant plus que, selon Essilor,
son comportement sur le marché est comparable à celui de ses concurrents auxquels les
pratiques d’entente présumées étaient attribuées.
297. Or, en premier lieu, l’ordonnance précitée du JLD du 2 juillet 2014 visait non seulement une
potentielle entente anticoncurrentielle entre fabricants de verres, mais également une
pratique présumée d’abus de position dominante de la part d’Essilor, cette dernière ayant
donné lieu, au terme de la phase non contradictoire de la procédure, à la notification des
griefs
326
.
298. En deuxième lieu, il ressort, notamment, de l’arrêt par lequel la chambre criminelle de la
Cour de cassation a rejeté, le 8 novembre 2017, le pourvoi formé par Essilor à l’encontre de
l’ordonnance du magistrat délégué du 27 mai 2016 rejetant la demande de nullité de
l’ordonnance du JLD, que celui-ci ne statue en aucun cas sur la qualification des pratiques
mais sur l’existence de suspicions de pratiques justifiant une opération de visite et saisie
327
.
Aussi, le fait que l’ordonnance mentionne des suspicions de pratiques visées par les
325
Voir, par analogie, l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 11 juillet 2019, précité, points 118 et 119.
326
Cotes 483 à 495.
327
Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 8 novembre 2017, 16-84525 ; voir également
arrêt de la cour d’appel de Paris du 28 juin 2017, 15/24387.
65
articles 101 TFUE et L. 420-1 du code de commerce ne saurait contraindre les rapporteurs
ni à poursuivre une instruction ni, a fortiori, à notifier des griefs sur ces fondements.
299. Au contraire, il est légitime, afin d’assurer le respect du principe de présomption
d’innocence, que l’enquête menée, notamment, grâce aux pouvoirs prévus à l’article
L. 450-4 du code de commerce ne permette pas systématiquement d’établir l’existence des
pratiques visées par l’ordonnance du JLD. Au demeurant, le fait que certaines des pratiques
soupçonnées ne donnent pas lieu à la notification d’un grief est une circonstance favorable
aux mises en cause. Dès lors, la décision des services d’instruction de ne notifier à Essilor
que des griefs visant des abus de position dominante et aucun grief d’entente ne lui fait
nullement grief.
300. En troisième et dernier lieu, les arguments de la mise en cause relatifs aux comportements
de ses concurrents relèvent d’une analyse au fond, et ne peuvent être utilement mobilisés au
soutien de la violation de ses droits de la défense. Du reste, les agissements supposés de ses
concurrents ne sont pas de nature à la faire échapper à la prohibition des abus de position
dominante prévue aux articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce, dès lors que les
conditions de l’existence d’une violation de ces dispositions sont réunies.
301. À la lumière de ces éléments, il convient de considérer que le fait que les services
d’instruction n’aient pas notifié à Essilor un grief tiré d’une violation de la prohibition des
ententes anticoncurrentielles ne saurait constituer une atteinte aux droits de la défense de la
mise en cause.
4. SUR LA CLARTE DES GRIEFS NOTIFIES
302. Il ressort d’une jurisprudence constante que la notification des griefs doit informer
précisément les entreprises poursuivies des pratiques reprochées. Ainsi, la cour d’appel de
Paris a jugé, dans un arrêt du 24 juin 2008, France Travaux, que « le respect de ces principes
fondamentaux de la procédure [respect du contradictoire, des droits de la défense, du droit
à un procès équitable] impose que les faits soient formulés de manière suffisamment précise
et les pratiques incriminées étayées d’éléments de preuve suffisants pour que les parties
puissent préparer utilement leur défense », et que le collège de l’Autorité est « habilité à
vérifier que les entreprises en cause n’[o]nt pu se méprendre sur les accusations portées
contre elles et qu’elles [o]nt été en mesure de présenter utilement leur défense pour les
marchés cités, cette vérification devant se faire au regard, non seulement de la formule finale
d’accusation, mais aussi du corps même de la notification des griefs »
328
.
303. Essilor soutient ne pas avoir été informée suffisamment précisément des pratiques qui lui
sont reprochées, dès lors d’une part que la qualification juridique du grief 1 serait confuse
et que les services d’instruction n’auraient jamais rattaché rigoureusement les
comportements prétendument adoptés par Essilor à une infraction déterminée
329
, d’autre part
que la qualification des prétendues pratiques aurait évolué au cours de l’instruction.
304. Sur le premier point, Essilor considère que les services d’instruction auraient énoncé les
critères applicables (i) à la discrimination et (ii) au refus d’accès discriminatoire tout en lui
328
Arrêt de la cour d’appel de Paris, 24 juin 2008, France Travaux, 2006/06913, page 17 ; voir également la
décision n° 07-D-49 du 19 décembre 2007 relative à des pratiques mises en œuvre par les sociétés Biotronik,
Ela Medical, Guidant, Medtronic et Saint Jude Medical dans le cadre de l’approvisionnement des hôpitaux en
défibrillateurs cardiaques implantables, paragraphes 160 à 163.
329
Cote 13173.
66
reprochant confusément un refus de vente de verres de marques, un refus de communiquer
sur les marques ou encore des « restrictions » de manière générale.
305. Toutefois, le grief notifié à Essilor précisait que les comportements qui lui sont reprochés,
qui consistaient à « refuser l’accès aux produits de marques du groupe Essilor et/ou à […]
imposer des restrictions en termes de communication », constituaient une « politique
commerciale restrictive visant spécifiquement les sites de vente en ligne de lunettes de vue
français »
330
.
306. Essilor ne pouvait donc se méprendre sur le fait qu’il lui était reproché, au titre de ce grief,
l’imposition de conditions de vente discriminatoires visant spécifiquement les opticiens en
ligne.
307. Les observations mêmes d’Essilor en réponse à la notification des griefs démontrent
d’ailleurs que cette entreprise a pris l’exacte mesure de la nature et de la portée de l’infraction
incriminée, à savoir des discriminations tant entre les opticiens en ligne et les opticiens
disposant de magasins qu’entre les opticiens en ligne eux-mêmes
331
.
308. Les services d’instruction ont donc bien rattaché les différents comportements reprochés à
Essilor à une seule infraction et qualification juridique déterminées.
309. En particulier, il a été établi dans la notification des griefs, à la lumière notamment des
arrêts MEO de la Cour de justice
332
et Cegedim
333
de la cour d’appel de Paris, que les deux
types de restrictions visés par le grief n° 1 procédaient de la même politique commerciale
discriminatoire et poursuivaient le même objectif, à savoir entraver le développement de la
vente en ligne
334
. C’est la raison pour laquelle ils ont été traités au sein du même grief.
310. Sur ce point, il ressort sans ambiguïté des développements qui figurent dans la notification
des griefs et le rapport que les restrictions en matière d’accès aux produits de marque et les
restrictions en matière de communication ne relevaient pas de régimes juridiques différents.
311. La circonstance qu’Essilor ait choisi de contester, en outre, l’existence d’une pratique de
refus de vente détachée de toute pratique discriminatoire n’est pas de nature à remettre en
cause la clarté des griefs communiqués
335
.
312. S’agissant des conditions posées par la jurisprudence pour sanctionner un refus d’accès
discriminatoire, les développements qui figurent dans la notification des griefs se fondent en
particulier sur la solution dégagée dans la décision Cegedim
336
, dans laquelle l’Autorité a
sanctionné un refus d’accès discriminatoire imposé à un partenaire commercial, en l’absence
de toute facilité essentielle.
313. Dans cette décision, confirmée par la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation, l’Autorité
a considéré que « même en l’absence de facilité essentielle, un refus d’accès opposé de
330
Notification de griefs, paragraphe 472.
331
Cote 10799.
332
Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimédia SA /Autoridade
da Concorrência, C-525/16, EU:C:2018:270.
333
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 24 septembre 2015, Cegedim SA, n°2014/17586.
334
Cotes 10622 et 10670 à 10677.
335
Cotes 13176 à 13180.
336
Décision 14-D-06 du 8 juillet 2014 relative à des pratiques mises en œuvre par la sociéCegedim dans
le secteur des bases de données d’informations médicales.
67
manière discriminatoire par une entreprise en position dominante peut constituer un abus
de position dominante, dès lors qu’il fausse de manière sensible le jeu de la concurrence »
(point 192).
314. Par ailleurs, dès lors qu’en application de l’arrêt de la Cour de justice dans l’affaire Slovak
Telekom
337
, les critères issus de la jurisprudence Bronner
338
ne s’appliquent pas à des
pratiques autres qu’un refus pur et simple, ces critères ne seront pas appliqués en l’espèce.
315. Essilor considère, par ailleurs, toujours aux fins de contester la clarté du grief n° 1, que ce
n’est qu’au stade du rapport que les services d’instruction auraient précisé que la notion
d’« acteurs de la vente en ligne » incluait les opérateurs « cross-canal ».
316. L’Autorité constate cependant que la notification des griefs ne laissait pas de doute sur
l’inclusion des opérateurs « cross-canal » dans la catégorie des « acteurs de la vente en
ligne ».
317. En effet, dans les développements qui figurent dans la section « constatations » de la
notification de griefs, les services d’instruction ont expressément rappelé que les « sites de
vente en ligne » incluent des opérateurs ayant adopté un modèle « cross-canal », par ailleurs
adossé ou non à une offre 100 % en ligne
339
(voir les paragraphes 29 et 30 ci-avant).
318. Dans les développements relatifs à l’analyse de la pratique de discrimination reprochée à
Essilor, les services d’instruction ont en outre précisé que la pratique en cause consistait en
une « politique commerciale restrictive opérant une discrimination entre, d’un côté, les sites
de vente en ligne français apparus à partir de la fin des années 2000, qu’ils soient pure
players ou qu’ils disposent également de boutiques/showroom, et, de l’autre côté, les
opticiens physiques »
340
(soulignement ajouté).
319. Par ailleurs, plusieurs comportements rattachés aux pratiques incriminées dans la
notification de griefs concernent spécifiquement des sites « cross-canal », avec ou sans
maintien d’une offre 100 % en ligne
341
.
320. De même, la critique selon laquelle les services d’instruction auraient, en réalité, uniquement
visé des restrictions en matière de communication sur la marque au titre du grief de
discrimination dans l’accès aux produits de marque est infondée.
321. L’Autorité relève à cet égard que les développements qui, selon Essilor, attesteraient de la
confusion alléguée
342
, mentionnent, sans plus de précision, l’existence de « restrictions »
imposées à des sites opérant selon un modèle « cross-canal », et notamment aux sites
DirectOptic, Evioo, Happyview et ConfortVisuel.
322. Par ailleurs, l’Autorité relève que les restrictions en termes de communication et celles
relatives à la livraison de verres de marques sont, en pratique, souvent combinées, dans la
337
Arrêts de la Cour de justice du 25 mars 2021, Slovak Telekom a.s / Commission et Deutsche Telekom /
Commission, C-165/19 P et C-152/19 P, EU:C:2021:239 et EU:C:2021:238, points 50 à 53.
338
Arrêt de la Cour de justice du 26 novembre 1998, Bronner, C-7/97, EU:C:1998:569.
339
Cotes 10617 et 10618.
340
Cote 10670.
341
Tels que Happyview (cote 9619), Direct Optic (cotes 53, 1918-1919 et 9667), ConfortVisuel (cotes 1616,
2231, 2242, 8681, 8683 et 8684) ou encore Evioo (cote 9821).
342
Cote 13060.
68
mesure où elles concourent toutes deux à l’objectif tenant à réserver l’usage du nom et des
marques Essilor aux opticiens traditionnels
343
.
323. De plus, et contrairement à ce que soutient Essilor, ces refus ne sont pas soumis à un « test
juridique différent », dans la mesure où ils relèvent tous de la même politique discriminatoire
globale reprochée à Essilor. À cet égard, comme déjà souligné aux paragraphes 305 et
suivants ci-dessus, c’est le caractère discriminatoire du refus de livraison de verres de
marques et non un « refus de vente » en tant que tel qui fait l’objet du grief notifié.
324. En dernier lieu, l’Autorité constate que la démonstration d’un « avantage concurrentiel »
conféré par la possibilité de communiquer sur le nom et les marques du groupe Essilor a bien
été, contrairement à ce que prétend Essilor, effectuée au stade de l’examen du premier grief.
325. En effet, dans la notification de griefs, les services d’instruction ont, s’agissant des « effets
de la discrimination constatée », constaté, après avoir précisé que les opticiens physiques et
les opticiens en ligne opèrent sur le même marché de la vente au détail de produits
optiques
344
, que « l’importance du nom « Essilor » et des marques qui lui sont attachées aux
yeux des détaillants et des consommateurs est une caractéristique importante du secteur de
l’optique en France »
345
. Sur ce fondement, ils ont conclu qu’« en privant les sites de vente
en ligne du droit de vendre des produits de marque du groupe Essilor et/ou de communiquer
sur celui-ci, le groupe Essilor a usé de sa position dominante pour infliger un désavantage
concurrentiel aux sites de vente en ligne »
346
.
326. Pour l’ensemble de ces motifs, il convient, partant, d’écarter le moyen relatif à l’absence de
clarté des griefs notifiés.
B. SUR L’APPLICABILITE DU DROIT DE L’UNION
1. LE RAPPEL DES PRINCIPES APPLICABLES
327. Ainsi que l’expose la Commission dans ses lignes directrices relatives à la notion
d’affectation du commerce figurant aux articles 101 et 102 du TFUE, il ressort du libellé de
ces articles, ainsi que de la jurisprudence des juridictions de l’Union, que la démonstration
de l’affectation sensible du commerce impose la réunion de trois éléments : l’existence d’un
courant d’échanges entre États membres portant sur les produits en cause, l’existence de
pratiques susceptibles d’affecter ces échanges et, enfin, le caractère sensible de cette
affectation
347
.
328. S’agissant du premier élément, le point 19 des lignes directrices précise que : « [l]a notion
de « commerce » n’est pas limitée aux échanges transfrontaliers traditionnels de produits et
343
Cote 10628.
344
Cote 10673.
345
Ibid.
346
Cote 10673.
347
Commission européenne, Lignes directrices relatives à la notion daffectation du commerce figurant aux
articles 81 et 82 du traité, JO C 101 du 27 avril 2004, p. 00810096, point 18.
69
de services, mais a une portée plus large qui recouvre toute activité économique
internationale, y compris l’établissement »
348
.
329. S’agissant du deuxième élément, le Tribunal de première instance des Communautés
européennes (devenu Tribunal de l’Union européenne, ci-après le « Tribunal ») a jugé, dans
le cas d’ententes s’étendant à l’intégralité ou à la vaste majorité du territoire d’un État
membre, « qu’il existe, à tout le moins, une forte présomption qu’une pratique restrictive de
la concurrence appliquée à l’ensemble du territoire d’un État membre soit susceptible de
contribuer au cloisonnement des marchés et d’affecter les échanges intracommunautaires.
Cette présomption ne peut être écartée que si l’analyse des caractéristiques de l’accord et
du contexte économique dans lequel il s’insère démontre le contraire »
349
.
330. Sur pourvoi, la Cour de justice a précisé à ce propos : « le fait qu’une entente n’ait pour objet
que la commercialisation des produits dans un seul État membre ne suffit pas pour exclure
que le commerce entre États membres puisse être affecté. En effet, une entente s’étendant à
l’ensemble du territoire d’un État membre a, par sa nature même, pour effet de consolider
des cloisonnements de caractère national, entravant ainsi l’interpénétration économique
voulue par le [TFUE] »
350
.
331. La circonstance que des pratiques d’ententes ou d’abus de position dominante ne soient
commises que sur le territoire d’un seul État membre ne fait donc pas obstacle à ce que les
deux premières conditions soient remplies. À cet égard, la Cour de cassation a jugé, dans un
arrêt du 31 janvier 2012, que les termes « susceptibles d’affecter », énoncés par les articles
101 et 102 TFUE, « supposent que l’accord ou la pratique abusive en cause permette, sur
la base d’un ensemble d’éléments objectifs de droit ou de fait, d’envisager avec un degré de
probabilité suffisant qu’il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou
potentielle, sur les courants d’échanges entre États membres, sans que soit exigée la
constatation d’un effet réalisé sur le commerce [entre États membres] »F
351
.
332. S’agissant du troisième élément, la Cour de cassation a jugé, dans ce même arrêt : « le
caractère sensible de l’affectation directe ou indirecte, potentielle ou actuelle, du commerce
intracommunautaire résulte d’un ensemble de critères, parmi lesquels la nature des
pratiques, la nature des produits concernés et la position de marché des entreprises en
cause »
352
.
333. En outre, le point 53 des lignes directrices précitées précise que si un accord ou une pratique
sont, par leur nature même, susceptibles d’affecter le commerce entre États membres, il est
348
Commission européenne, Lignes directrices relatives à la notion daffectation du commerce figurant aux
articles 81 et 82 du traité, JO C 101 du 27 avril 2004, p. 00810096, point 19.
349
Arrêts du Tribunal du 14 décembre 2006, Österreichische Volksbanken et Niederösterreichische
Landesbank-Hypothekenbank / Commission, T-259/02 à T264/02 et T271/02, EU:T:2006:396, point 181.
350
Arrêt de la Cour de justice 24 septembre 2009, Erste Group Bank / Commission, C-125/07 P, C-133/07 P,
C-135/07 P et C-137/07 P, EU:C:2009:576, point 38 ; voir aussi arrêt de la Cour de justice du
4 septembre 2014, API e.a., C-184/13 à C-187/13, C-194/13, C-195/13 et C-208/13, EU:C:2014:2147,
point 44 et arrêt de la Cour de cassation du 7 octobre 2014, Kontiki, 13-19.476.
351
Arrêt de la Cour de cassation du 31 janvier 2012, Orange Caraïbe e.a., 10-25.772, page 6.
352
Arrêts de la Cour de cassation du 31 janvier 2012, Orange Caraïbe e.a., 10-25.772, page 6, et du
20 janvier 2015, Société Chevron Products Company e. a., 13-16.745 ; arrêt de la cour d’appel de Paris du
28 mars 2013, Société des pétroles Shell e. a., 11/18245.
70
présumé que l’affectation du commerce est sensible lorsque la part de marché des parties sur
le marché affecté par l’accord est supérieure au seuil de 5 %
353
.
2. L’APPLICATION AU CAS DESPECE
334. En l’espèce, les pratiques visées par les griefs notifiés concernent les ventes de verres
correcteurs et sont de nature à affecter indirectement les prix de vente au détail. Elles ont été
mises en œuvre par Essilor qui s’appuie sur des laboratoires de prescription répartis dans
d’autres États membres pour produire ses verres qui assure la distribution de ses produits
sur l’ensemble du territoire national.
335. Essilor qui peut se prévaloir d’une marque notoire est le leader mondial de la fabrication
de verres correcteurs. En France, elle détient une part significative du marché de la fourniture
en gros de verres correcteurs
354
, où elle a réalisé un chiffre d’affaires compris entre
[450-500] millions d’euros en 2016
355
.
336. Ainsi, en vertu de la jurisprudence rappelée aux paragraphes 329 et suivants ci-avant et eu
égard à leur nature, à leur économie et à leur ampleur géographique, les pratiques en cause
dans la présente affaire sont susceptibles d’avoir affecté de manière sensible le commerce
entre États membres, ce qui n’est d’ailleurs pas contesté par Essilor. Elles doivent, par
conséquent, être analysées tant au regard desgles de concurrence de l’Union que des règles
nationales.
C. SUR LA POSITION DOMINANTE D’ESSILOR SUR LE MARCHE
PERTINENT
1. LE MARCHE PERTINENT
337. Essilor conteste la définition du marché pertinent proposée par les services d’instruction et,
en particulier, sa dimension géographique.
a) Le rappel des principes applicables
338. L’application des articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce, qui prohibent les
pratiques d’abus de position dominante, requiert que le marché pertinent soit précisément
défini. En effet, ainsi que l’a rappelé le Tribunal :
« la définition adéquate du marché pertinent est une condition nécessaire et préalable au
jugement porté sur un comportement prétendument anticoncurrentiel, puisque, avant
d’établir l’existence d’un abus de position dominante, il faut établir l’existence d’une
353
Commission européenne, Lignes directrices relatives à la notion d’affectation du commerce figurant aux
articles 81 et 82 du traité, JO C 101 du 27 avril 2004, pages 81 à 96, point 53.
354
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphe 208, tableau 3.
355
Cote 7841.
71
position dominante sur un marché donné, ce qui suppose que ce marché ait été
préalablement délimité »
356
.
339. Dans sa communication sur la définition du marché en cause, la Commission rappelle
qu’« un marché de produits en cause comprend tous les produits et/ou services que le
consommateur considère comme interchangeables ou substituables en raison de leurs
caractéristiques, de leur prix et de l’usage auquel ils sont destinés »
357
. L’appréciation de la
substituabilité se fait généralement du côté de la demande, « facteur de discipline le plus
immédiat et le plus efficace vis-à-vis des fournisseurs d’un produit donné », mais elle peut
également tenir compte de la substituabilité du côté de l’offre
358
.
340. Suivant la même approche, l’Autorité estime que « [l]e marché, au sens où l’entend le droit
de la concurrence, est défini comme le lieu sur lequel se rencontrent l’offre et la demande
pour un produit ou un service spécifique. [...] Une substituabilité parfaite entre produits ou
services s’observant rarement, le Conseil regarde comme substituables, et comme se
trouvant sur un même marché les produits ou services dont on peut raisonnablement penser
que les demandeurs les considèrent comme des moyens alternatifs entre lesquels ils peuvent
arbitrer pour satisfaire une même demande »
359
.
341. Dans sa dimension géographique, le marché est constitué par « le territoire sur lequel les
entreprises concernées sont engagées dans l’offre des biens et des services en cause, sur
lequel les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes et qui peut être distingué
de zones géographiques voisines parce que, en particulier, les conditions de concurrence y
diffèrent de manière appréciable »
360
.
b) L’application au cas d’espèce
342. Les pratiques relevées ont porté sur le secteur de la fourniture en gros de verres correcteurs
en France.
356
Arrêt du Tribunal du 6 juillet 2000, Volkswagen AG / Commission, T-62/98, EU:T:2000:180, point 320.
Voir également arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 septembre 2013, Roland Vlaemynck Tisseur,
12/08948.
357
Communication de la Commission sur lafinition du marché en cause aux fins du droit communautaire de
la concurrence, JO C 372, 9 décembre 1997, pages 5 à 13, point 7.
358
Communication de la Commission sur lafinition du marché en cause aux fins du droit communautaire de
la concurrence, JO C 372, 9 décembre 1997, pages 5 à 13, point 13.
359
Voir, notamment, décisions n° 10-D-13 du 15 avril 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le
secteur de la manutention pour le transport de conteneurs au port du Havre, paragraphe 220 ; n° 10-D-19 du
24 juin 2010 relative à des pratiques mises en œuvre sur les marchés de la fourniture de gaz, des installations
de chauffage et de la gestion de réseaux de chaleur et de chaufferies collectives, paragraphes 158 et 159 ; arrêt
de la cour d’appel de Paris du 20 janvier 2011, Perrigault, n° 10/08165. Plus récemment, voir la décision
21-D-25 du 2 novembre 2021 relatives à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de
l’approvisionnement en mélasse à La Réunion, décision faisant l’objet d’un recours (affaire pendante),
paragraphe 126.
360
Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de
la concurrence, JO C 372, 9 décembre 1997, pages 5 à 13, point 8.
72
Le marché de produits pertinent
343. Il ressort des éléments exposés au titre des constatations que les pratiques ont porté sur les
verres correcteurs unifocaux et multifocaux, fabriqués par le groupe Essilor, puis vendus en
gros aux opticiens et à leurs groupements.
344. Dans sa décision du 1
er
mars 2018 rendue dans le cadre de la fusion d’Essilor avec Luxottica,
la Commission a identifié un marché de la fourniture en gros de verres ophtalmiques
361
finis
incluant les verres teintés
362
. Ce marché inclut à la fois les verres ophtalmiques finis de stock,
directement produits en usine, et les verres ophtalmiques finis de prescription, qui existent
d’abord sous la forme de substrats ophtalmiques et sont ensuite transformés en produits finis
par les laboratoires de prescription
363
.
345. Dans sa décision, la Commission a envisagé trois sous-segmentations selon (i) le type de
matériaux (plastique ou verre)
364
, (ii) le type de correction
365
et (iii) les canaux de
distribution
366
, sans toutefois trancher la question.
346. Dans le cadre de la présente instruction, les principaux verriers et les opticiens ont confirmé
que les verres correcteurs se divisent en deux catégories : les unifocaux et les multifocaux,
la plupart de ces derniers étant aujourd’hui des verres progressifs
367
.
347. Cependant, il n’apparaît pas nécessaire, en l’espèce, de se prononcer sur la pertinence d’une
segmentation plus fine, dans la mesure où elle n’emporterait aucune conséquence quant à
l’appréciation de la position d’Essilor sur le marché.
348. Au regard de ces éléments, et sans que ce point soit contesté par la mise en cause, le marché
de produits retenu est celui de la fourniture en gros de verres correcteurs finis.
Le marché géographique pertinent
349. Essilor conteste la délimitation géographique du marché pertinent, limitée au territoire
national, retenue par les services d’instruction. Selon Essilor, le marché est de dimension
mondiale ou, à tout le moins européenne, au motif que :
la grande majorité des verres correcteurs finis vendus en Europe est fabriquée en
Asie ; et
de nombreux distributeurs ont mis en place une stratégie d’approvisionnement
paneuropéenne couvrant les besoins de l’ensemble de leur réseau.
361
La Commission européenne, dans sa décision du 1
er
mars 2018, précitée, utilise la terminologie de « verres
ophtalmiques » (traduction libre), qui est équivalente à celle de « verres correcteurs » pour les besoins de la
présente décision.
362
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphe 106.
363
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphes 41 à 45.
364
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphe 107.
365
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphe 108.
366
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphes 109 et 110.
367
Cotes 7634, 7650, 7717, 7731, 7743 et 7894.
73
350. Toutefois, sur le premier point, ainsi que l’ont relevé les services d’instruction dans leur
rapport
368
, la Commission, dans la décision Essilor / Luxottica, a opté, sur le fondement de
sa pratique décisionnelle
369
et des résultats du test de marché, pour une délimitation nationale
des marchés pertinents, au motif que si les verres de « stock » sont effectivement
majoritairement produits en Asie, les verres de prescription sont transformés en verres
ophtalmiques finis dans des laboratoires situés en Europe
370
.
351. Sur le second point, les services d’instruction ont justement souligné, dans le rapport
371
, que
les allégations d’Essilor étaient démenties par la décision de la Commission, selon laquelle
la grande majorité des chaînes de distribution au détail de produits optiques acquiert les
verres au niveau national et seul un faible nombre ont une stratégie d’approvisionnement
européenne
372
.
352. L’Autorité constate, par ailleurs, à l’instar de la Commission dans la décision
Essilor / Luxottica précitée, qu’Essilor et les principaux fabricants de verres sont présents
localement au sein des États membres de l’EEE afin de livrer rapidement les verres et
proposer des services aux opticiens et que la fabrication repose sur des stratégies nationales
qui dépendent des politiques de remboursement et d’assurance propres à chaque pays.
353. De surcroît, comme l’a également relevé la Commission, la structure du marché aval est
essentiellement dominée par des opticiens indépendants ou des enseignes locales qui
achètent leurs verres à l’échelle nationale
373
.
354. Par conséquent, l’Autorité considère qu’il convient de retenir une dimension nationale du
marché de la fourniture en gros de verres correcteurs finis.
355. Il ressort de ce qui précède que le marché concerné par les pratiques est celui de la fourniture
en gros de verres correcteurs finis en France.
2. LA POSITION DOMINANTE D’ESSILOR
a) Le rappel des principes applicables
356. Selon une jurisprudence constante de la Cour de justice, la position dominante est définie
comme une « position de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le
pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause
en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure
368
Cote 13042.
369
Décision de la Commission européenne n° COMP/M. 3670Zeiss/EQT/Sola JV du 3 mars 2005.
370
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphes 41 à 44.
371
Cote 13042.
372
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphe 151.
373
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphe 150.
74
appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des
consommateurs »
374
.
357. L’appréciation d’une position dominante peut se fonder sur plusieurs facteurs qui, pris
isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants
375
. Certains facteurs peuvent être
d’ordre structurel, comme les parts de marché de l’entreprise et celles de ses principaux
concurrents, mais sont également pris en compte des éléments qualitatifs de nature à donner
un avantage concurrentiel à l’entreprise concernée.
358. L’existence de parts de marché d’une grande ampleur, tout d’abord, est hautement
significative
376
. Ainsi, il est de jurisprudence constante que des parts de marché extrêmement
importantes constituent par elles-mêmes, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de
l’existence d’une position dominante. Selon la jurisprudence de la Cour de justice, une part
de marché de 50 % peut constituer par elle-même la preuve de l’existence d’une position
dominante
377
. Outre le niveau des parts de marché de l’entreprise en cause, il y a également
lieu de tenir compte du rapport entre les parts de marché détenues par l’entreprise concernée
et par ses concurrents
378
.
359. D’autres indices que les parts de marché peuvent être pris en compte dans la détermination
de la position dominante, tels que l’intensité de la concurrence, la puissance compensatrice
des clients et les barrières à l’entrée sur le marché concerné ou encore des caractéristiques
propres à l’entreprise en cause tels que le leadership (ou capacité d’influence) sur le marché,
l’image de marque ou la puissance financière
379
.
b) L’application au cas d’espèce
360. Les services d’instruction considèrent que la position dominante d’Essilor résulte, d’une
part, du niveau de sa part de marché sur le marché de la distribution en gros de verres
correcteurs, de l’ordre de [60-70] % en 2016, mais aussi, d’autre part, d’autres facteurs, tels
que (i) la notoriété des marques d’Essilor, (ii) le puissant outil industriel et technologique
très solidement implanté en France dont est doté le groupe, constituant un avantage
374
Arrêt de la Cour de justice du 14 février 1978, United Brands et United Brands Continentaal
BV / Commission, 27/76, EU:C:1978:22, point 65 ; arrêt de la cour d’appel de Paris du 21 décembre 2017,
TDF, n° 16/15499, point 59.
375
Arrêt de la Cour de justice du 14 février 1978, United Brands et United Brands Continentaal
BV / Commission, 27/76, EU:C:1978:22, point 72 ; arrêt de la cour d’appel de Paris du 21 décembre 2017,
TDF, n° 16/15499, point 59, confirmé par l’arrêt de la Cour de cassation du 16 septembre 2020, n° 18-11.034.
376
Arrêts du Tribunal du 12 décembre 1991, Hilti / Commission, T-30/89, EU:T:1991:70, point 90 ; et du
25 juin 2010, Imperial Chemical Industries / Commission, T-66/01, EU:T:2010:255, points 255 et 256 ; arrêt
de la cour d’appel de Paris du 21 décembre 2017, TDF, n° 16/15499, point 54.
377
Arrêt de la Cour de justice du 3 juillet 1991, AKZO / Commission, C-62/86, EU:C:1991:286, point 60 ; arrêt
de la cour d’appel de Paris du 21 décembre 2017, TDF, n° 16/15499, point 54.
378
Arrêt de la Cour de justice du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche / Commission, 85/76, EU:C:1979:36,
point 41 ; arrêt du Tribunal, Van den Bergh Foods / Commission, T-65/98, EU:T:2003:281, point 154 ; du
25 juin 2010, Imperial Chemical Industries / Commission, T-66/01, EU:T:2010:255, point 256 ; du
30 janvier 2007, France Télécom / Commission, point 100.
379
Voir, à cet égard, l’arrêt du Tribunal du 7 octobre 1999, Irish Sugar, T-228/97, EU:T:1999:246, points 97
à 104 et les décisions 10-D-32 du 16 novembre 2010 relative à des pratiques dans le secteur de la télévision
payante, paragraphe 532, n° 10-D-02 du 14 janvier 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur
des héparines à bas poids moléculaire, et n° 13-D-11 du 14 mai 2013 relative à des pratiques mises en œuvre
dans le secteur pharmaceutique, paragraphe 316.
75
concurrentiel significatif vis-à-vis de ses concurrents et (iii) l’intégration verticale d’Essilor
à tous les niveaux de la chaîne de valeur, renforcée récemment par l’acquisition du groupe
GrandVision.
361. Essilor considère que cette analyse est en contradiction avec celle de la Commission dans la
décision Essilor / Luxottica précitée, dans laquelle cette dernière n’a pas considéré que le
pouvoir de marché d’Essilor sur le marché de la distribution en gros de verres ophtalmiques
était suffisamment élevé pour verrouiller le marché de la distribution de montures de lunettes
et de lunettes de soleil au regard, notamment :
des marges d’Essilor en France, à la fois relativement faibles et similaires à celles
enregistrées dans d’autres pays où sa part de marché est plus faible. Ce constat écarterait
l’exercice, par Essilor, d’un pouvoir de fixation des prix
380
;
du caractère homogène des verres ophtalmiques et de la faible notoriété des marques
auprès des consommateurs ; sur ce point, Essilor conteste en particulier, en se fondant
sur différentes études, que les marques Essilor soient nécessaires pour permettre aux
opticiens de se développer sur le marché français et considère qu’elles ne sont, en tout
état de cause, pas incontournables
381
;
de la concurrence exercée par d’autres verriers de dimension internationale comme
Hoya, Carl Zeiss, Vision et Rodenstock, ce qu’illustre par exemple le fait qu’Essilor n’ait
emporté qu’une partie d’un appel d’offres important lancé par GrandOptical en France
en 2013
382
;
du contrepouvoir de la demande et de la tendance des clients à multiplier les sources
d’approvisionnement dans le secteur
383
; et
de la faiblesse des barrières à l’entrée et des faibles économies d’échelle pouvant être
générées sur ce marché
384
.
362. Ces différentes considérations ne sont toutefois pas de nature à remettre en cause l’analyse
des services d’instruction.
363. À titre liminaire, il sera rappelé qu’il ressort d’une pratique décisionnelle et d’une
jurisprudence constantes que
385
l'examen des marchés dans le cadre de la concentration
d’entreprises est prospectif et procède d'un objectif différent de celui poursuivi en matière
de pratiques anticoncurrentielles
386
.
364. En conséquence, comme l’a notamment relevé la cour d’appel de Paris dans son arrêt du
17 mai 2018, Umicore, lorsqu’elle est saisie en matière de pratiques anticoncurrentielles,
l'Autorité n’est « pas tenue par (l’analyse) de marché réalisée dans le cadre juridique
380
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018, point 738.
381
Ibid, point 699.
382
Ibid, points 690, 738 et 744.
383
Ibid, point 696.
384
Ibid, points 485 à 487 et 738.
385
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 mai 2018, Umicore, 2016/16621. Voir également, s’agissant de
la pratique décisionnelle de l’Autorité, les décisions n° 07-D-09 du 14 mars 2007 relative à des pratiques mises
en œuvre par le laboratoire GlaxoSmithKline France, paragraphe 162 et n° 10-D-07 du 2 mars 2010 relative à
des pratiques mises en œuvre par la société Kadéos dans le secteur des titres cadeaux prépayés, paragraphe 50.
386
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 mai 2018, Umicore, 2016/16621, paragraphe 124.
76
différent d'une concentration d'entreprises, et formulée dans des termes circonstanciels qui
laissaient ouverte la possibilité de conclusions alternatives »
387
. Toutefois, comme l’a relevé
la Cour, si cette analyse de marché réalisée dans le cadre d’une opération de concentration
ne lie pas l’Autorité, elle s’avère toutefois intéressante pour éclairer celle du marché
concerné par les pratiques anticoncurrentielles alléguées, dès lors que, comme en l’espèce
elle est contemporaine de ces faits et relative aux mêmes entreprises
388
.
365. En deuxième lieu, l’identification d’une position dominante dans le cadre de la présente
espèce n’est, en tout état de cause, nullement en contradiction avec la décision de la
Commission.
366. La Commission a en effet constaté qu’Essilor détenait « un certain pouvoir de marché » sur
le marché des verres ophtalmiques au regard de ses parts de marché qui dépassaient
[50-60] % dans neufs États membres et se situaient entre [70-80] % en France, du fait que
les marchés de verres ophtalmiques étaient concentrés et que les parts de marché et la
présence des concurrents d’Essilor sur ces marchés étaient très inférieures. Elle a également
constaté qu’Essilor disposait d’avantages concurrentiels importants permettant d’expliquer
l’importance de ses parts de marché, en particulier « la qualité de ses produits, la densité et
la fiabilité du réseau de distribution qu’elle a établi et l’importance de ses marques (Varilux,
spécialement en France) »
389
.
367. À cet égard, les éléments mis en avant par Essilor et rappelés au paragraphe 361 ci-avant ont
été pris en considération par la Commission dans le cadre spécifique et circonscrit de
l’analyse des effets congloméraux pouvant résulter de l’opération.
368. C’est dans cette seule optique que la Commission a vérifié (i) si le pouvoir qu’Essilor
détenait sur le marché de la distribution en gros de verres ophtalmiques était susceptible de
permettre à l’entité fusionnée de verrouiller les marchés de la distribution des montures de
lunettes et de lunettes de soleil, en procédant, par exemple, à des ventes liées de verres et de
montures et (ii) si Essilor disposait ou non d’une incitation à procéder de la sorte
390
.
369. Ce faisant, la Commission a considéré que le pouvoir de marché d’Essilor était insuffisant
pour lui permettre de verrouiller le marché de la distribution des montures de lunettes et de
lunettes de soleil. Toutefois, comme rappelé aux paragraphes 363 et 364 ci-avant, cette
conclusion ne préjuge en rien de l’analyse de la position d’Essilor sur le marché français de
la fourniture en gros de verres correcteurs dans le cadre de l’analyse des pratiques faisant
l’objet de la présente décision.
387
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 mai 2018, Umicore, n° 2016/16621, paragraphe 191.
388
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 8 octobre 2020, Groupe Canal+, n° 2019/11688, page 23,
paragraphe 116.
389
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018, points 684
à 686.
390
Décision de la Commission européenne n° COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphes 661 à 663, (traduction libre). La Commission a conclu que le pouvoir de marché d’Essilor était
insuffisant pour lui permettre de verrouiller le marché de la distribution des montures de lunettes et de lunettes
de soleil, y compris sur les segments de marché sur lesquels Essilor détenait un pouvoir de marché
particulièrement important. Elle a relevé, à cet égard, d’une part, que les possibilités de verrouillage sur ces
marchés étaient limitées (comme ne pouvant consister qu’en la vente de montures et verres liés, ce qui constitue
une pratique rare sur le marché) et ne pourraient avoir qu’un effet limité au sous-segment de marché concerné
(paragraphe 688), et, d’autre part, que l’entité fusionnée n’aurait pas d’incitation à mettre en place une stratégie
de verrouillage qui présenterait un bilan bénéfices/risques désavantageux (paragraphes 715 à 723).
77
370. En troisième lieu, il ne peut sur ce point être contesté en l’espèce qu’Essilor domine
largement le marché français de la fourniture en gros de verres correcteurs, avec des parts
de marché à la fois très élevées en valeur absolue et très supérieures à celles de ses deux
principaux concurrents, les verriers Carl Zeiss et Hoya.
371. Comme déjà évoqué au paragraphe 366 ci-avant, dans sa décision rendue dans le cadre de la
fusion Essilor/Luxottica précitée, la Commission a constaté que les parts de marché
d’Essilor
391
en valeur sur le marché français pour l’année 2016 étaient comprises entre
[70-80] %
392
, quel que soit le segment retenu.
372. L’Autorité avait d’ailleurs déjà pu constater des parts de marché similaires dans le passé,
tant dans son avis du 26 juin 2009
393
relatif au secteur de l’optique-lunetterie que dans sa
décision du 26 février 2013 portant sur des pratiques dans le même secteur
394
. Dans cette
dernière, l’Autorité, se fondant sur les estimations du Syndicat des Opticiens Entrepreneurs
SynOpe » devenu en 2017 le Syndicat National des Opticiens Réunis « SNOR »),
attribuait au groupe Essilor une part de marché de 70 %, contre seulement 11 % pour Carl
Zeiss et 9 % pour Hoya. Sur la base des mêmes estimations, l’UFC-Que Choisir, dans une
étude d’avril 2013, considérait qu’Essilor se trouvait « en position de domination écrasante
en France »
395
. L’étude Xerfi de septembre 2015 estimait même qu’Essilor « détient un
quasi-monopole sur le marché du verre »
396
.
373. Les estimations de parts de marché fournies par Essilor en réponse à la demande
d’informations du 16 novembre 2017 confirment cette prépondérance :
Verres unifocaux (en valeur)
397
:
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
Groupe Essilor
398
[60-70] %
[60-70] %
[60-70] %
[50-60] %
[60-70] %
[60-70] %
[60-70] %
Carl Zeiss
[20-30] %
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
[0-10] % [0-10] %
Hoya
[10-20] %
[10-20] %
[0-10] % [0-10] % [10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
391
Luxottica n’étant pas présent sur le marché de la fourniture de verres correcteurs.
392
Décision COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018, paragraphe 208, Tableau 3.
393
Dans l’avis n° 09-A-32 du 26 juin 2009 relatif à un accord dérogatoire aux délais de paiement dans le secteur
de l’optique lunetterie, paragraphe 53, l’Autorité a indiq : « L’industrie du verre ophtalmique est très
concentrée avec une entreprise française leader mondial le groupe Essilor (720 millions d’euros de chiffres
d’affaires en 2007), suivie de loin par Carl Zeiss Vision numéro deux mondial ».
394
Décision n° 13-D-05 du 26 février 2013 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Kalivia dans
le secteur de l’optique-lunetterie.
395
Cote 9092.
396
Cote 8829.
397
Tableau réalisé sur la base des estimations fournies par Essilor, voir les cotes 7843 et 7844.
398
Incluant Essilor France, BBGR et Novacel.
78
Verres progressifs (en valeur)
399
:
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
Groupe Essilor
[60-70] %
[60-70] %
[70-80] %
[70-80] %
[70-80] %
[70-80] %
[60-70] %
Carl Zeiss
[0-10] %
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
Hoya
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[10-20] %
[10-20] %
Verres multifocaux
400
(en valeur)
401
:
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
Groupe Essilor
[50-60] %
[50-60] %
[70-80] %
[70-80] %
[70-80] %
[70-80] %
[60-70] %
Carl Zeiss
[0-10] %
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
Hoya
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[10-20] %
[10-20] %
Tous verres (en valeur)
402
:
2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016
Groupe Essilor
[50-60] %
[60-70] %
[60-70] %
[60-70] %
[70-80] %
[70-80] %
[60-70] %
Carl Zeiss
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
Hoya
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[0-10] %
[10-20] %
[10-20] %
374. Or il ressort d’une jurisprudence constante, rappelée au paragraphe 358 ci-avant, que la part
de marché de l’opérateur constitue un critère prépondérant dans l’appréciation de la position
dominante. La Cour de Justice considère, à cet égard, qu’une part de marché de 50 %
constitue par elle-même, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de l’existence d’une
position dominante
403
.
375. À cet égard, la concurrence d’acteurs de dimension internationale évoquée par la mise en
cause ne saurait nullement exclure qu’Essilor détienne une position dominante en France.
En effet, l’analyse des données qui figurent dans les tableaux ci-dessus montre que, quelles
que soient l’année et la segmentation retenues, Essilor domine largement le marché, avec
une part de marché très largement supérieure à celle de ses deux principaux concurrents, et
ce de manière stable depuis plusieurs années.
376. L’évolution du marché depuis 2017 ne remet pas en cause ce constat : un article de septembre
2019 citant le dirigeant de la filiale française de Carl Zeiss indique qu’Essilor détient
toujours 65 % de parts de marché
404
.
399
Tableau réalisé sur la base des estimations fournies par Essilor, voir les cotes 7843 et 7844.
400
Comprenant d’une part les verres bifocaux et trifocaux, et d’autre part, les verres progressifs.
401
Tableau réalisé sur la base des estimations fournies par Essilor, voir les cotes 7843 et 7844.
402
Tableau réalisé sur la base des estimations fournies par Essilor, voir les cotes 7843 et 7844.
403
Arrêt de la Cour de justice du 3 juillet 1991, AKZO / Commission, C-62/86, EU:C:1991:286,
paragraphe 60.
404
Cote 9856.
79
377. En dernier lieu, Essilor n’a pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles de
nature à écarter la présomption de position dominante ressortant de ses parts de marché très
élevées. Au contraire, ainsi que l’a relevé la Commission dans la décision Essilor/Luxottica,
la position dominante d’Essilor résulte également d’autres facteurs, lui conférant des
avantages concurrentiels ne pouvant pas être répliqués par ses principaux concurrents.
378. Premièrement, ainsi qu’il a été relevé ci-dessus aux paragraphes 91 et suivants, tant la
dénomination commerciale « Essilor », que les marques qui lui sont associées bénéficient
d’une notoriété importante en France et, en tout état de cause, très supérieure à celle de ses
concurrents.
379. Or, contrairement à ce que soutient Essilor, les consommateurs français sont sensibles aux
marques de verres, et à celles d’Essilor en particulier. Ainsi, une étude produite par Essilor
montre qu’en France, la marque de verres est un critère de choix important ou très important
pour près de la moitié des consommateurs sondés en 2020
405
. D’autres études, également
produites par Essilor, confirment, d’une part, que le nom d’Essilor est significativement plus
connu en France que dans d’autres pays européens
406
et, d’autre part, que près de la moitié
des consommateurs associent sans aucune aide la marque Essilor aux verres progressifs
407
.
Ce constat est d’ailleurs confirmé par la Commission, qui a indiqué que la marque Varilux
est « très connue dans certains pays de l’EEE tels que la France »
408
.
380. La réputation d’Essilor suscite, en pratique, une demande supplémentaire et particulière des
consommateurs pour les verres de cette marque, qui profite à ses seuls revendeurs. Ainsi
qu’ont pu le relever les services d’instruction, les opticiens (y compris ceux qui sont
membres de grandes enseignes) communiquent régulièrement sur la présence des produits
Essilor dans leurs catalogues, à travers d’importantes campagnes de publicité
409
.
381. Comme l’ont également relevé les services d’instruction, l’avantage concurrentiel dont
bénéficient les revendeurs de produits Essilor est attesté par les performances des opticiens
partenaires du groupe Essilor
410
. Une étude approfondie menée par le cabinet Gallileo
Business Consulting en 2021 à la demande d’Essilor, réalisée à partir des comptes de
résultats de 1 366 magasins représentant plus de 10 % du chiffre d’affaires total des opticiens
physiques français, montre qu’entre 2007 et 2019, les opticiens ayant axé leur politique
d’achat sur les verres Essilor « connaissent une dynamique de croissance nettement plus
positive chaque année par rapport aux opticiens n’ayant jamais rejoint le programme de
partenariat »
411
.
382. À cet égard, le fait que, comme l’allègue la mise en cause, les produits de marque Essilor ne
soient pas indispensables pour exercer la profession d’opticien est sans incidence. En effet,
405
Étude Harris Interactive pour SantéClair, « Observatoire des parcours de soins des Français Thème : les
Français et l’optique », juin 2020, page 28, cote 11482.
406
Étude MSW pour Essilor, « 2015 Brand Health Tracking Essilor Brands Consumer Tracking Results »,
octobre 2015, cote 11273.
407
Présentation interne Essilor, « PAL products knowledge and Varilux brand evaluation », Strategic
Marketing, juin 2014.
408
Présentation interne Essilor, « PAL products knowledge and Varilux brand evaluation », Strategic
Marketing, juin 2014, paragraphe 82.
409
Voir les exemples figurant aux cotes 12948 à 12953, 12958 à 12966 et 13009 à 13010.
410
Cotes 12631 à 12634 et 12663 à 12666.
411
Cote 12632.
80
les services d’instruction ont démontré que la notoriété des marques d’Essilor constituait un
avantage concurrentiel important qui, combiné à d’autres facteurs et à l’analyse des parts de
marché de la mise en cause, tendait à confirmer la détention, par cette dernière, d’une
position dominante sur le marché de distribution en gros de verres correcteurs
412
.
383. Deuxièmement, Essilor a développé un outil industriel, technologique et logistique sans
équivalent en France, qui lui permet de disposer d’un maillage territorial au plus près des
opticiens et consommateurs. La Commission a d’ailleurs relevé que, parmi les facteurs
expliquant les importantes parts de marché d’Essilor, figurait son réseau de distribution
particulièrement dense et fiable
413
.
384. Le 19 février 2015, le président-directeur général d’Essilor International déclarait, sur ce
point : « ce qui fait surtout la grande différence entre nous et tous les autres, c’est notre
ensemble des opérations, notre supply chain [chaîne d’approvisionnement], notre logistique.
Nous avons atteint un sommet en termes d’efficacité, mais surtout une barrière à l’entrée
aujourd’hui inégalée par aucun de nos concurrents ce qui nous permet de gagner des
contrats et de les garder sur le très long terme »
414
(soulignement ajouté). Cette particularité
permet notamment à Essilor de proposer des services fidélisants tels que le « Service
Proximité » permettant de bénéficier de délais de livraison très courts
415
, ou encore, de
communiquer sur l’origine française de ses produits
416
.
385. Ainsi, l’argument d’Essilor relatif à la faiblesse des barrières à l’entrée sur le marché est
d’abord directement contredit par les déclarations de l’entreprise elle-même. Il est par
ailleurs réfuté par la circonstance que, comme l’ont relevé les services d’instruction, si de
nouveaux entrants, d’origine asiatique notamment, ont pu être identifiés sur le marché de la
fabrication de verres, ces derniers ne proposent que des produits d’entrée ou de milieu de
gamme et n’ont que de très faibles parts de marché en France et dans le reste de l’Europe
417
,
de sorte que la dominance d’Essilor ne pourrait aucunement être remise en cause à court
terme par un nouvel entrant.
386. Troisièmement, Essilor est le seul verrier verticalement intégré, présent à tous les niveaux
de la chaîne de valeur. Dans son document de référence pour l’année 2015, le groupe
soulignait ainsi être présent à chaque étape, de la fabrication du produit à son acheminement,
grâce à son réseau mondial d’usines, de laboratoires de prescription, centres de
taillage-montage et de centres de distribution partout dans le monde. Il ne peut d’ailleurs être
contesté que le groupe intervient tant en amont, dans la fabrication d’équipements à
destination des laboratoires de prescription (machines pour la finition de verres), qu’en aval,
dans la vente de verres et de montures au détail, via des opticiens en ligne et des réseaux
d’opticiens physiques.
387. L’intégration verticale d’Essilor s’est particulièrement renforcée à la suite de la fusion avec
le groupe Luxottica en 2018 et de l’acquisition du groupe d’optique GrandVision en 2021.
412
Cotes 13047 à 13054.
413
Décision de la Commission européenne COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018,
paragraphe 686.
414
Cote 10040.
415
Cote 9862.
416
Cote 967.
417
Voir l’étude Xerfi, « La fabrication de lunettes, de verres et de lentilles, étude annuelle, tendances et
concurrence », 2022, p. 16.
81
Cette intégration verticale lui permet de réaliser des synergies tout en lui conférant une
maîtrise totale de la chaîne de distribution et la possibilité de mettre en place des stratégies
globales.
388. S’agissant du contre-pouvoir de la demande invoqué par la requérante, les services
d’instruction ont justement relevé dans le rapport que le pouvoir de négociation de la
demande est réparti entre sept acteurs, représentant chacun moins de 10 % des achats totaux,
cette donnée ne prenant pas encore en compte, au surplus, le fait que le groupe GrandVision
est désormais détenu par Essilor
418
. Par ailleurs, la notoriété et l’image de marque d’Essilor
en France analysées supra limitent significativement la capacité et l’incitation des opticiens
à changer de fournisseur.
389. À la lumière de l’ensemble de ce qui précède, l’Autorité considère qu’Essilor est en position
dominante sur le marché de la distribution en gros de verres correcteurs.
D. SUR LE BIEN FONDE DES GRIEFS NOTIFIES
390. Seront successivement examinés le grief n° 1 relatif à la mise en œuvre d’une politique
commerciale discriminatoire visant à limiter l’approvisionnement des sites de vente en ligne
en verres fabriqués par Essilor (1) et le grief n° 2 relatif à la diffusion d’un discours trompeur
et fluctuant visant à entraver le développement de la vente en ligne de lunettes de vue en
France (2).
1. S’AGISSANT DU GRIEF N° 1
a) Rappel des principes applicables
Sur l’abus de position dominante
391. Aux termes de l’article 102 du TFUE : « Est incompatible avec le marché commun et
interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être
affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position
dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci (…) ».
392. L’article L. 420-2 du code de commerce dispose que : « Est prohibée, dans les conditions
prévues à l’article L. 420-1, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe
d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle
de celui-ci (…) ».
393. Il incombe à une entreprise en position dominante la responsabilité particulière de ne pas
porter atteinte, par un comportement qui ne relève pas de la seule concurrence par les
mérites, à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur
419
.
418
Cotes 13055 et 13056.
419
Voir notamment les arrêts de la Cour de Justice du 9 novembre 1983, Michelin / Commission, 322/81,
EU:C:1983:313, point 57 et du Tribunal du 6 octobre 1994, Tetra Pak / Commission, T-83/91, EU:T:1994:246,
points 112 et suivants, du 7 octobre 1999, Irish Sugar / Commission, T-228/97, EU:T:1999:246, points 111 et
suivants, du 23 octobre 2003, Van den Bergh Foods / Commission, T-65/98, EU:T:2003:281, points 157 et
suivants et du 17 septembre 2007, Microsoft / Commission, T-201/04, EU:T:2007:289, point 1070.
82
394. Les articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce prohibent les pratiques abusives
qui sont susceptibles de porter un préjudice direct aux consommateurs, ainsi que celles qui
leur portent un préjudice indirect en portant atteinte au libre jeu de la concurrence
420
.
395. La notion d’abus est une notion objective qui vise les comportements d’une entreprise en
position dominante qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents
de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou des services sur la base des
prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant
encore sur le marché où, du fait de la présence de l’entreprise en question, le degré de
concurrence est déjà affaibli ou au développement de cette concurrence
421
. La notion d’abus
vise également les comportements par lesquels une entreprise en position dominante utilise
les possibilités qui découlent de cette position pour obtenir des avantages de transaction
qu’elle n’aurait pas obtenus en cas de concurrence praticable et suffisamment efficace
422
.
396. Les pratiques mentionnées aux articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce ne
constituent pas une liste exhaustive des pratiques susceptibles d’être qualifiées d’abus de
position dominante
423
.
397. Par ailleurs, il est constant, en droit de l’Union comme en droit interne, que les abus de
position dominante constituent des infractions objectives, de sorte qu’il n’est pas nécessaire
d’établir l’existence d’une intention délictuelle
424
.
398. Cela étant, « la preuve d’une telle intention, si elle ne saurait suffire à elle seule, constitue
une circonstance factuelle susceptible d’être prise en compte aux fins de la détermination
d’un abus de position dominante (…) »
425
.
420
Voir, en ce sens, les arrêts de la Cour de justice du 19 mars 2015, Dole Food et Dole Fresh Fruit
Europe/Commission, C-286/13 P, EU:C:2015:184, point 125 ; du 2 avril 2009, France Télécom / Commission,
C-202/07 P, EU:C:2009:214, point 105 ; du 6 octobre 2009 GlaxoSmithKline Services e.a. / Commission e.a.,
C-501/06 P, C-513/06 P, C-515/06 P et C-519/06 P, EU:C:2009:610, point 63 ; du 17 février 2011,
Konkurrensverket / TeliaSonera Sverige AB, C-52/09, EU:C:2011:83, point 24.
421
Voir, en ce sens, les arrêts de la Cour de justice du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche / Commission,
85/76, EU:C:1979:36, point. 91 ; du 9 novembre 1983, NV Nederlandsche Banden Industrie
Michelin / Commission, 322/81, EU:C:1983:313, points 57 et 70 ; du 3 juillet 1991, Akzo / Commission,
C-62/86, EU:C:1991:286, point 69 ; du 15 mars 2007, British Airways/Commission, C-95/04 P,
EU:C:2007:166, point 66 ; du 2 avril 2009, France Télécom/Commission, C-202/07 P, EU:C:2009:214,
spoint 104 ; du 14 octobre 2010, Deutsche Telekom / Commission, C-280/08 P, EU:C:2010:603, point 173 ; du
16 février 2011, Konkurrensverket / TeliaSonera Sverige AB, C-52/09, EU:C:2011:83, point 27.
422
Arrêts de la Cour de justice du 14 février 1978, United Brands et United Brands Continentaal / Commission,
22/76, EU:C:1978:22, point 249 ; du 11 décembre 2008, Kanal 5 et TV4, C-52/07, EU:C:2008:703, point 27.
Voir également l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 14 novembre 2019, Sanicorse, n° 18/23992, page 8,
confirmé sur ce point par l’arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2021, n° 19-25.586.
423
Voir, en ce sens, les arrêts de la Cour de justice du 18 avril 1975, Europemballage et Continental
Can/Commission, 6/72, EU:C:1975:50, point 26 ; du 14 octobre 2010, Deutsche Telekom / Commission,
C-280/08 P, EU:C:2010:603, point 173 ; du 16 vrier 2011, Konkurrensverket / TeliaSonera Sverige AB,
C-52/09, EU:C:2011:83, point 26.
424
Arrêts de la Cour de justice du 19 avril 2012, Tomra Systems e.a./Commission, C-549/10 P, EU:C:2012:221,
points 17 et 21, et du Tribunal du 9 septembre 2009, Clearstream/Commission, T-301/04, EU:T:2009:317,
points 140 et 141.
425
Arrêt de la Cour de justice du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a. / Autorità Garante della
Concorrenza e del Mercato e.a., C-377/20, EU:C:2022:379, point 63 ; et du 30 janvier 2020, Generics (UK)
Ltd e.a. / Competition and Markets Authority, C-52/09, EU:C:2020:28, point 162.
83
399. S’agissant des effets du comportement de l’entreprise dominante, l’article L. 420-2 du code
de commerce, comme l’article 102 du TFUE, interdit les comportements qui tendent à
restreindre la concurrence ou sont susceptibles d’avoir un tel effet
426
.
400. Ainsi, aux fins de l’établissement d’une violation de l’article 102 TFUE, il n’est pas
nécessaire de démontrer que le comportement abusif de l’entreprise en position dominante
a eu un effet anticoncurrentiel concret sur les marchés concernés. Il suffit de démontrer qu’il
tend à restreindre la concurrence ou, en d’autres termes, qu’il est de nature à ou susceptible
d’avoir un tel effet.
401. Pour constater un abus d’éviction, il suffit que cette pratique ait eu, au cours de la période
pendant laquelle elle a été mise en œuvre, la capacité de produire un effet d’éviction à l’égard
de concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante
427
.
402. Il n’est pas non plus nécessaire que cet effet se matérialise effectivement
428
. Par conséquent,
lorsqu’une entreprise en position dominante met effectivement en œuvre une pratique
susceptible de générer un effet d’éviction de ses concurrents, la circonstance que le résultat
escompté n’est pas atteint ne suffit pas à écarter l’application de l’article 102 TFUE
429
.
403. La seule limite posée par la jurisprudence à cet égard est que cet effet ne soit pas purement
hypothétique
430
.
404. En dehors de cette hypothèse, comme la cour d’appel de Paris l’a rappelé, « l’Autorité doit
seulement démontrer l’existence d’un effet anticoncurrentiel au moins potentiel, sans avoir
à apporter la preuve d’une détérioration effective quantifiable de la position concurrentielle
des autres opérateurs sur le marché »
431
.
405. Enfin, une entreprise occupant une position dominante peut justifier des agissements
susceptibles de tomber sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 102 TFUE. En
particulier, elle peut démontrer, à cet effet, soit que son comportement est objectivement
nécessaire, soit que l’effet qu’il entraîne peut être contrebalancé, voire surpassé, par des
avantages en termes d’efficacité qui profitent également aux consommateurs
432
.
406. De manière analogue, l’article L. 420-4 du code de commerce permet à une entreprise en
position dominante de fournir une justification objective aux comportements susceptibles
d’être interdits par l’article L. 420-2 du même code.
426
Voir, en ce sens, l’arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2012, Tomra Systems e.a./Commission,
C-549/10 P, EU:C:2012:221, point 68.
427
Arrêt de la Cour de justice du 6 octobre 2015, Post Danmark, C-23/14, EU:C:2015:651, point 66 et
jurisprudence citée.
428
Voir, en ce sens, l’arrêt de la Cour de justice du 6 décembre 2012, AstraZeneca/Commission, C-457/10 P,
EU:C:2012:770, points 109 et 111 et du 12 mai 2022, Enel, C-377/20, EU:C:2022:379, points 70-72.
429
Arrêts de la Cour de justice du 17 février 2011, Konkurrensverket / TeliaSonera Sverige AB, C-52/09,
EU:C:2011:83, points 61 à 65, et du Tribunal du 17 décembre 2003, British Airways/Commission, T -219/99,
EU:T:2003:343, points 293-294, 297.
430
Arrêt de la Cour de justice du 6 octobre 2015, Post Danmark, C 23/14, EU:C:2015:651, point 65.
431
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 21 mai 2015, Solaire Direct, RG n° 2014/02694, page 16.
432
Arrêts de la Cour de justice du 27 mars 2012, Post Danmark, C-209/10, EU:C:2012:172, points 40-41 et du
30 janvier 2020, Generics (UK) Ltd e.a. / Competition and Markets Authority, C-307/18, EU:C:2020:28,
point 165.
84
Sur les pratiques de discrimination abusive
407. S’agissant, spécifiquement, de la prohibition des pratiques de discrimination abusives,
l’article 102, deuxième alinéa, sous c), précise que les pratiques abusives peuvent
notamment consister à « appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions
inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la
concurrence ».
408. De même, l’article L. 420-2 du code de commerce énonce :
« Est prohibée […] l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises
d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces
abus peuvent notamment consister en […] conditions de vente discriminatoires »
(soulignement ajouté).
409. Selon la Cour de justice, l’interdiction des pratiques discriminatoires quand elles sont le fait
d’entreprises en position dominante a précisément pour objectif d’assurer que la concurrence
n’est pas faussée
433
.
410. Une pratique de discrimination abusive consiste à traiter de manière différente des
partenaires commerciaux qui sont dans des situations identiques, ou de manière identique
des partenaires commerciaux qui sont dans des situations différentes
434
.
L’application de conditions inégales à des prestations équivalentes
411. Il ressort d’une pratique décisionnelle et d’une jurisprudence constantes qu’un traitement
discriminatoire consiste, pour un acteur en position dominante, à appliquer à l’égard de
partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, étant
entendu qu’il reste loisible à un opérateur en position dominante de traiter différemment des
partenaires se trouvant dans des situations différentes
435
.
412. Dans la mesure où c’est le comportement de l’entreprise en position dominante qu’il
convient d’analyser pour démontrer l’existence de pratiques discriminatoires, l’équivalence
de situation entre opérateurs économiques doit s’apprécier au regard de leur situation à
l’égard de celle-ci
436
. Il importe ainsi d’examiner s’ils reçoivent de sa part des prestations
équivalentes.
433
Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimédia SA, C-525/16,
EU:C:2018:270, point 24.
434
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 mars 2008, S.A. Edipost e.a., n° 05/24993, confirmé par l’arrêt de
la Cour de cassation du 5 mai 2009, n° 08-15.290.
435
Décisions n° 21-D-25 du 2 novembre 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de
l’approvisionnement en mélasse à La Réunion, paragraphe 187 (affaire pendante) ; n° 20-D-15 du
27 octobre 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de déplacements
aériens professionnels, paragraphe 89 et n° 14-D-06 du 8 juillet 2014 relative à des pratiques mises en œuvre
par la société Cegedim dans le secteur des bases de données d’informations médicales, paragraphe 158 ; voir
également l’arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimédia SA,
C-525/16, EU:C:2018:270, point 24.
436
Arrêt du Tribunal, confirmé par la Cour, du 12 décembre 2000, Aéroports de Paris, T-128/98,
EU:T:2000:290, point 206, confirmé par l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union du 24 octobre 2002, C-82/01 P,
EU:C:2002:617 et décision n° 21-D-25 du 2 novembre 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le
secteur de l’approvisionnement en mélasse à La Réunion, paragraphe 188.
85
La création d’un désavantage dans la concurrence
413. Ainsi que le relèvent de manière constante les juridictions et l’Autorité :
« [l]es pratiques discriminatoires peuvent être restrictives de concurrence lorsqu’elles ont
pour objet ou pour effet d’évincer un concurrent du marché (atteinte de premier niveau)
mais aussi lorsque des clients de l’entreprise en position dominante se voient désavantagés
dans la concurrence sur leur propre marché (atteinte de second niveau) »
437
.
414. Il en ressort que les comportements discriminatoires abusifs peuvent relever de deux
situations.
415. S’agissant des discriminations de premier niveau, la discrimination consiste à renforcer de
manière artificielle le pouvoir de marché de l’entreprise qui la met en œuvre sur le marché
dominé ou sur un autre marché. Cette situation peut, par exemple, survenir lorsqu’une
entreprise verticalement intégrée bénéficie d’un accès privilégié à certains intrants qu’elle
contrôle en amont et qui sont utiles, voire indispensables, à l’exercice d’une activité aval sur
laquelle elle est également présente. Un comportement de ce type relève de la catégorie des
abus dits d’éviction, en ce qu’il découle de la stratégie d’une entreprise dominante qui tire
parti du pouvoir qu’elle détient sur un marché pour affaiblir, discipliner voire évincer un ou
plusieurs de ses concurrents
438
.
416. S’agissant des discriminations de second niveau, la discrimination porte atteinte au jeu
concurrentiel sans que l’entreprise qui la mette en œuvre soit directement partie prenante sur
le marché affecté. Par des différences de traitement injustifiées, l’entreprise en position
dominante peut, par exemple, du fait de la position particulière qu’elle occupe à l’égard
d’acteurs situés à un autre stade de la production, qu’ils soient ses partenaires, clients ou
fournisseurs, avantager ou désavantager de manière artificielle certains de ces acteurs par
rapport à d’autres.
417. À cet égard, la Cour de justice a déjà jugé, dans l’arrêt MEO du 19 avril 2018 :
« [l]e comportement commercial de l’entreprise en question ne doit pas fausser la
concurrence sur un marché situé en amont ou en aval, c’est-à-dire la concurrence entre
fournisseurs ou entre clients de cette entreprise. Les cocontractants de ladite entreprise ne
doivent pas être favorisés ou défavorisés sur le terrain de la concurrence qu’ils se livrent
entre eux »
439
.
418. En déséquilibrant les chances des différents offreurs dans la compétition, l’entreprise en
position dominante prive le marché et, in fine, les consommateurs des bénéfices de
l’exercice d’une concurrence par les mérites. Ce type de comportement relève de la catégorie
437
Décisions n° 09-D-04 du 27 janvier 2009 relative à des saisines de la société les Messageries Lyonnaises
de Presse à l’encontre de pratiques mises en œuvre par le groupe des Nouvelles Messageries de la Presse
Parisienne dans le secteur de la distribution de la presse, paragraphe 154 ; 14-D-06 du 8 juillet 2014 relative
à des pratiques mises en œuvre par la société Cegedim dans le secteur des bases de données d’informations
médicales, paragraphe 160, confirmée par l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 24 septembre 2015,
Cegedim e.a., n° 2014/17586, et par l’arrêt de la Cour de cassation du 21 juin 2017, Cegedim e.a.,
H 15-25.941.
438
Décisions n° 13-D-07 du 28 février 2013 relative à une saisine de la société E-kanopi, paragraphe 33 ;
14-D-06 du 8 juillet 2014 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Cegedim dans le secteur des
bases de données d’informations médicales, paragraphes 161 et 162.
439
Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimédia SA, C-525/16,
EU:C:2018:270, point 24 ; du 15 mars 2007, British Airways/Commission, C-95/04 P, EU:C:2007:166, point
143.
86
des abus dits d’exploitation, en ce qu’il procède de la mobilisation d’un pouvoir de marché
d’une manière tendant à porter atteinte au bon fonctionnement des marchés, au-delà du seul
intérêt de l’entreprise en cause
440
.
419. En conséquence, une pratique discriminatoire de second niveau constituera un abus de
position dominante si elle crée un désavantage dans la concurrence, c’est-à-dire si « elle tend
à fausser ce rapport de concurrence » entre les entreprises qui font l’objet de ce traitement
discriminatoire
441
.
420. La Cour de justice a également précisé, dans le même arrêt, que :
« la seule présence d’un désavantage immédiat affectant des opérateurs qui se sont vu
infliger des prix supérieurs […] ne signifie pas pour autant que la concurrence soit faussée
ou soit susceptible de l’être »
442
. Au contraire, « c’est seulement si le comportement de
l’entreprise en position dominante tend, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce,
à conduire à une distorsion de concurrence entre ces partenaires commerciaux, que la
discrimination de partenaires commerciaux qui se trouvent dans un rapport de concurrence
peut être considérée comme abusive »
443
(soulignements ajoutés).
421. Toutefois, afin d’établir l’existence d’une telle distorsion de concurrence, il n’est pas
nécessaire de prouver une détérioration effective et quantifiable de la position
concurrentielle du partenaire commercial discriminé. L’existence ou l’absence d’un tel
désavantage dans la concurrence peut être établie par un examen de l’ensemble des
circonstances pertinentes au cas d’espèce
444
.
422. Il convient donc d’examiner, au regard de l’ensemble des circonstances pertinentes, si le
comportement discriminatoire « a une influence sur les coûts, sur les bénéfices, ou sur un
autre intérêt pertinent d’un ou de plusieurs desdits partenaires de sorte que ce comportement
est de nature à affecter ladite position [concurrentielle du partenaire commercial
discriminé] »
445
(soulignement ajouté).
*
* *
423. Ainsi, pour conclure à l’existence d’une pratique discriminatoire abusive, il convient
d’examiner si (i) cette entreprise a appliqué des conditions inégales à des prestations
440
Décisions n° 13-D-07 du 28 février 2013 relative à une saisine de la société E-kanopi, paragraphes 33 et
34 ; 14-D-06 du 8 juillet 2014 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Cegedim dans le secteur
des bases de données d’informations médicales, paragraphes 163 et 164 ; et 14-D-17 du 20 novembre 2014
relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la réparation navale de grande plaisance en
Méditerranée, paragraphes 140 à 144.
441
Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimédia SA, C-525/16,
EU:C:2018:270, point 25. Voir également arrêt de la Cour de justice du 15 mars 2007, British
Airways/Commission, C-95/04 P, EU:C:2007:166, point 144.
442
Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimedia SA, C-295/17,
EU:C:2018:270, point 26.
443
Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimedia SA, C-295/17,
EU:C:2018:270, point 27. Soulignement ajouté.
444
Arrêt de la Cour de justice du 15 mars 2007, British Airways/Commission, C-95/04 P, EU:C:2007:166, point
145 ; du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimedia SA, C-295/17, EU:C:2018:270 points
27 et 28.
445
Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimedia SA, C-295/17,
EU:C:2018:270, point 37.
87
équivalentes, et si (ii) cette discrimination a été de nature à entraîner un désavantage dans la
concurrence
446
. Lorsque ces conditions sont réunies, une pratique discriminatoire peut
néanmoins échapper à l’interdiction édictée par les articles 102 TFUE et L.420-2 du code de
commerce si l’entreprise démontre qu’elle est objectivement justifiée ou qu’elle produit des
gains d’efficience l’emportant sur ses effets restrictifs.
b) Application au cas d’espèce
424. Conformément aux principes rappelés ci-avant, l’Autorité examinera successivement le
caractère discriminatoire des pratiques mises en œuvre par Essilor, leurs effets actuels ou
potentiels sur la concurrence et les justifications apportées par Essilor.
L’existence d’une politique discriminatoire visant les sites de vente en ligne
425. Les éléments du dossier font apparaître qu’Essilor a imposé des conditions commerciales
défavorables applicables aux seuls sites de vente en ligne, notamment à ceux proposant une
offre entièrement en ligne
447
. Contrairement à ce qu’affirme Essilor, cette différence de
traitement est discriminatoire dans la mesure où elle n’était pas justifiée par les particularités
des prestations ou du modèle économique propres à ces acteurs. .
L’imposition de conditions commerciales défavorables aux sites de vente en ligne
426. Il a été constaté, aux paragraphes 154 et suivants ci-avant qu’Essilor a, dès 2009, adopté une
politique consistant en la mise en œuvre d’un ensemble de restrictions commerciales ciblant
spécifiquement les sites Internet d’opticiens actifs en France et limitant fortement leur
capacité à distribuer des verres de marque Essilor et Varilux. Ces restrictions ont plus
spécifiquement porté :
sur la possibilité des sites de vente en ligne d’obtenir des verres de marque Essilor et
Varilux, et, en tout état de cause, de communiquer sur l’origine des verres et sur
l’utilisation de logos Essilor (ci-après les « restrictions en matière de communication »).
Ces restrictions ont concerné tant les verres « simples » que les verres « complexes »
448
;
sur les conditions de garantie des verres progressifs de marque Essilor et Varilux à
compter du 1
er
janvier 2013.
446
Arrêts de la Cour de justice du 11 décembre 2008, Kanal 5, C-52/07, EU:C:2008:703, point 44 ; et du
19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimédia SA, C-525/16, EU:C:2018:270, point 25 ; arrêt
de la cour d’appel de Paris du 5 novembre 2008, Compagnie industrielle des pondéreux du Havre, n° 07/17386,
pages 19 et 20.
447
Comme rappelé aux paragraphes 28 à 30 ci-avant, les sites proposant une offre entièrement en ligne peuvent
être des « pure players » ou proposer également une offre « cross-canal » « mixte » permettant (mais
n’imposant pas) le passage du consommateur par un point de vente physique.
448
Selon la segmentation retenue par Essilor, voir paragraphe 60.
88
Les restrictions en matière de communication sur les marques d’Essilor visant
les sites Internet actifs en France
a. Le site Sensee
427. En réponse à l’appel d’offres pour la fourniture de verres unifocaux et progressifs lan
en 2011
449
, Sensee s’est vu proposer des verres sans marque par Essilor et imposer la
confidentialité quant à l’origine des verres
450
. Des documents ultérieurs montrent qu’Essilor
n’a consenti à fournir Sensee, à compter de 2011, qu’en verres sous marque blanche,
unifocaux et progressifs
451
.
428. Sur ce point, les éléments du dossier indiquent qu’Essilor, tout en ayant conscience de ne
pas avoir d’arguments sérieux à opposer aux demandes de référencement de Sensee
452
, a
néanmoins cherché à trouver des arguments techniques pour justifier son refus
453
. Comme
rappelé ci-avant (voir paragraphes 183 et 184), ces efforts ont d’ailleurs parfois suscité
l’incompréhension de certains services en interne.
429. Finalement, ce n’est qu’après plus de deux ans de tractations et devant l’insistance de Sensee,
qu’Essilor lui a finalement donné son accord pour référencer des verres unifocaux et
progressifs de marque Essilor, mais pas de marque Varilux
454
. Cet accord a toutefois été
soumis à des restrictions en termes de communication. En décembre 2013, le groupe Essilor
a enjoint en effet à Sensee de retirer la mention qu« Essilor est partenaire de Sensee » et a
exigé le retrait du logo Essilor
455
. Sensee s’est exécuté en supprimant le logo de son site et
en substituant la mention de « fournisseur » à celle de « partenaire »
456
.
430. À cet égard, Essilor fait valoir qu’elle n’est pas la seule à avoir limité son offre à des verres
sans marque, assortis de restrictions en matière de communication, et que les autres verriers
ont fait de même car il s’agissait d’une pratique de marché. Or, comme exposé aux
paragraphes 393 et suivants ci-avant, cette circonstance n’est pas de nature à exonérer le
groupe Essilor de sa responsabilité particulière au regard du droit de la concurrence, eu égard
à sa qualité d’opérateur en situation de position dominante.
b. Les autres sites
431. Il résulte de l’ensemble des éléments exposés ci-avant aux paragraphes 214 à 231 qu’Essilor
est intervenue auprès des sites Direct Optic, Evioo, ExperOptic, ConfortVisuel,
Acheter-lunettes.com, Happyview, Opticien 24 et VisioFactory, afin d’interdire toute
mention ou toute communication sur son nom et/ou ses marques, logos, ou tout autre signe
distinctif.
432. Ces différents exemples montrent clairement qu’Essilor a cherché à empêcher l’utilisation
de ses marques par les sites de vente en ligne, en n’acceptant de livrer que des verres sous
449
Cote 75.
450
Ibid.
451
Cote 2534.
452
Cote 2504.
453
Cote 10416 et 10365 à 10367.
454
Cotes 1915 et 1916.
455
Cote 882.
456
Cote 882.
89
marque blanche et/ou en empêchant à tout le moins les sites de vente en ligne d’utiliser son
logo et de communiquer sur l’origine des verres.
433. Ils contredisent en outre l’affirmation d’Essilor selon laquelle les services d’instruction n’ont
pas produit des éléments justifiant d’une commande de verres de marques que le groupe
Essilor n’aurait pas honorée, hormis à l’égard de Sensee
457
.
434. Indépendamment du fait que le seul refus opposé à Sensee soit suffisant pour constituer un
abus compte tenu, notamment, de l’importance de cet acteur pour le développement de la
vente en ligne en France (voir les paragraphes 162 et suivants ci-avant), les services
d’instruction ont établi à suffisance l’existence de comportements similaires envers d’autres
opticiens en ligne désireux de distribuer des verres de marque Essilor
458
et/ou Varilux,
notamment DirectOptic, Evioo et Experoptic.
435. Ils ont également, en tout état de cause, établi qu’Essilor a imposé des restrictions empêchant
nombre de sites de vente en ligne d’utiliser ses logos de marques ou d’informer les
consommateurs sur l’origine des verres fabriqués par Essilor.
436. Pour contester néanmoins le caractère discriminatoire de ces pratiques, Essilor invoque
l’existence de livraisons sporadiques de verres de marque à certains opticiens en ligne. Elle
affirme en outre que les opticiens physiques auraient fait l’objet des mêmes restrictions en
termes de communication que les sites de vente en ligne.
437. Sur le premier point, Essilor fait valoir qu’elle aurait livré des verres de marques aux sites
en ligne suivants :
459
Mister Spex, à qui ont été livrées de très petites quantités de verres Varilux
460
;
ConfortVisuel, qui a obtenu [750-1 000] unités de verres progressifs entre 2011 et 2014,
en ce compris des verres Varilux
461
. Il ressort en outre des déclarations du président de
la société Thomas Sinclair Laboratoires, le 21 juillet 2013, que cette société a vendu des
verres Varilux sur son site Internet jusqu’à la fin de son activité en ligne, soit
« en 2015-2016 »
462
, ce dont Essilor avait connaissance
463
. Un document interne
d’octobre 2012, cité supra au paragraphe 113 ci-avant, qui contient une analyse
comparative de plusieurs sites de vente en ligne français, montre en outre qu’Essilor avait
connaissance de la vente par ConfortVisuel de produits de marques Essilor et Varilux. Il
doit toutefois être souligné que le même document relève, en parallèle, que le site
457
Cote 13178.
458
À titre d’illustration, voir cotes 48, 53, 278, 4006 et 9619.
459
Cotes 10785-10787, 9652. Tableau fourni, par Essilor en réponse au questionnaire de l’Autorité du
2 juillet 2020, cotes 8549 et 8550. Il ressort de ce tableau que des verres de marque ont été vendus en 2010 à
ConfortVisuel, Mister Spex et Direct Optic pour un montant total d’environ [Confidentiel] euros. Voir aussi
le tableau interne de suivi des ventes de verre aux « pure players » de 2011 à 2016, cotes 11938 et 11939.
460
Cote 10786. La pièce mentionnée ne permet d’établir les ventes alléguées à Mister Spex dans la mesure où
il s’agit d’un courrier de ConfortVisuel à Essilor. Toutefois le tableau interne de suivi des ventes aux « pure
players » de 2011 à 2016 (cote 11939) fait effectivement état de verres vendus à Mister Spex.
461
Tableau interne de suivi des ventes de verre aux « pure players » de 2011 à 2016, cotes 11938 et 11939.
462
Cote 8681.
463
Cotes 2230 et 2231 : document interne d’Essilor d’octobre 2012, contenant une analyse comparative de
plusieurs sites de vente en ligne français.
90
pratiquait pour ses verres premium des prix bien supérieurs à ceux des autres acteurs de
la vente en ligne, et même supérieurs à ceux des opticiens physiques
464
;
Happyview, qui indiquait en 2013 se fournir auprès d’Essilor en verres progressifs
« équivalent aux verres VariluxConfort ou encore aux verres Sélective de la BBGR »
465
;
DirectOptic, qui a acheté des verres unifocaux et Varilux en 2015
466
;
Evioo, qui a acheté des « verres unifocaux et progressifs entre 2015 et 2016 »
467
.
438. L’Autorité considère toutefois que ces quelques ventes ponctuelles et marginales, qu’Essilor
tente d’ailleurs de justifier par le fait que les opérateurs concernés opèreraient tous selon un
modèle « cross-canal » imposant le passage par un point de vente physique, ne sont pas, à
elles seules, suffisantes pour démontrer l’absence d’une politique globale de refus de
livraison de verres de marques aux sites de vente en ligne, par ailleurs établie sur la base des
nombreux éléments rappelés aux paragraphes 154 et suivants ci-avant.
439. Surtout, l’Autorité relève que ces ventes, qui incluent des verres « complexes », ne
concernent, contrairement à ce que suggère Essilor, en réalité, pas uniquement des opticiens
opérant selon un modèle « cross-canal » imposant la vérification des prises de mesure au
point de vente physique. C’est notamment le cas de Mister Spex et de ConfortVisuel, qui
conservaient une offre entièrement en ligne.
440. Aussi, ces livraisons sont de nature à remettre en cause la pertinence des explications
apportées par Essilor pour justifier les restrictions imposées aux autres opticiens en ligne
(voir paragraphes 427 et suivants ci-avant).
441. Sur le second point, Essilor ne conteste pas l’existence de restrictions en matière de
communication imposées aux sites de vente en ligne, mais soutient que ces règles ont été
appliquées de manière uniforme à tous les opticiens et donc également aux opticiens
physiques.
442. Cette affirmation est toutefois mise en cause par plusieurs éléments.
443. Tout d’abord, les services d’instruction ont justement constaté que l’usage du nom de
marque Essilor n’a été encadré dans les Conditions générales d’utilisation d’Essilor qu’à
partir de 2013
468
. Or, comme rappelé aux paragraphes 427 et suivants ci-avant, plusieurs des
opticiens en ligne se sont vu interdire l’usage du nom de marque Essilor avant cette date.
444. Ensuite, si Essilor allègue avoir également mis en demeure de nombreux opticiens physiques
pour usage non conforme de son nom de marque
469
, il s’avère que les documents produits
en ce sens par ses soins concernent l’utilisation de logos et de visuels sans autorisation et
non la simple mention de l’origine des verres commercialisés.
445. En outre, sur une période de dix ans, seuls deux exemples de mises en demeure produits par
Essilor sont susceptibles de porter sur la mention de l’origine Essilor des verres :
464
Cote 2231.
465
Cote 9679.
466
Cotes 11938 et 11939.
467
Cotes 11938 et 11939.
468
Article 1, d) introduit dans les Conditions générales d’utilisation des marques Essilor et des matériels
publicitaires à partir de 2013, cotes 8362, 8381, 8408 et 8428.
469
Cotes 12135-12159 et 13400-13444.
91
un courrier qui aurait été adressé à OpticalCenter le 3 octobre 2011, mais qui ne figure
au dossier d’instruction qu’à l’état de projet
470
, fait état d’une communication qui allait
bien au-delà de la seule mention de l’origine Essilor des verres. Le magasin concerné
avait en effet édité un dépliant dans lequel il se présentait en première page comme un
« Partenaire du Groupe Essilor International », le nom Essilor étant inscrit « en gros
caractères, dans une police et une couleur bleue évoquant celles du logo Essilor »
471
;
une mise en demeure adressée à l’Entrepôt à lunettes le 10 octobre 2017
472
indiquait,
ainsi que l’ont relevé les services d’instruction
473
, que cette entreprise utilisait la
dénomination « verres Essilor » sans plus de précision dans le cadre de la promotion de
son enseigne. Essilor considérait que ce comportement était susceptible d’être assimilé
à du parasitisme dans la mesure où il consistait à « s’appuyer sur la notoriété et la qualité
des produits Essilor pour communiquer et ainsi faciliter la revente de certains verres
auprès du grand public ».
474
Il s’agit donc d’une pratique différente du simple souhait,
de la part des sites de vente en ligne, de pouvoir informer leurs clients sur l’identité du
fabricant des produits proposés sur leur site, conformément à la loi.
446. Ces deux exemples, en ce qu’ils concernent des situations trop isolées et spécifiques, ne
sauraient attester à eux seuls de l’existence d’une équivalence de traitement entre opticiens
physiques et opticiens en ligne, lesquels ont, pour leur part, fait l’objet d’une interdiction de
principe de mentionner l’origine Essilor de leurs verres, y compris en « caractères bâtons ».
447. S’agissant de l’utilisation des logos et visuels, Essilor reconnaît elle-même dans ses écritures
des « différences d’application » de ses conditions générales d’utilisation de ses marques
475
.
448. La différence de traitement entre les deux catégories d’opérateurs ressort par ailleurs, sans
ambiguïté, du compte-rendu de la réunion du 19 janvier 2012 portant sur la stratégie Internet
et l’encadrement de la vente de verres Varilux via ce canal
476
.
449. Essilor, dans ses écritures, souligne, à l’égard de ce document
477
, que, s’agissant des
opticiens physiques, l’utilisation du logo Essilor n’est autorisée qu’après vérification d’un
référencement suffisant des produits Essilor, leurs sites « vitrines » étant en outre soumis à
un critère de chiffre d’affaires réalisé avec Essilor. En revanche « pour ce qui est des sites
de e-commerce, si Essilor refuse en effet l’utilisation des bannières du logo ”, il leur est
possible d’utiliser une “ police bâton ” »
478
.
450. Ainsi, c’est sans dénaturer ce document que les services d’instruction ont conclu que
l’utilisation des logos pour les opticiens physiques était autorisée sous réserve du respect de
règles claires et objectives, alors qu’elle faisait l’objet d’une interdiction de principe pour
les sites de vente en ligne.
470
Cote 12138.
471
Cote 12138.
472
Cotes 12157 à 12159.
473
Cote 13072.
474
Cote 12157.
475
Cotes 13185 et 13186.
476
Cotes 10443 et 10444.
477
Cotes 13185 et 13186.
478
Cote 13186.
92
451. Ce constat n’est pas remis en cause par l’exemple, invoqué par Essilor
479
, d’une boutique
Optic 2000 qui aurait fait l’objet de restrictions concernant l’utilisation de logos et visuels.
Outre son caractère isolé, la capture d’écran fournie montre qu’en plus de la référence à
Essilor en « caractères bâtons », le magasin a utilisé un fond bleu évoquant le logo Essilor,
et que le logo est aussi présent en haut à droite de l’affiche et sur d’autres parties de la
devanture
480
.
452. Cette différence de traitement dans l’utilisation des logos est de nature à avoir avantagé les
opticiens physiques par rapport aux sites de vente en ligne et en particulier par rapport aux
sites « pure players », lesquels ne pouvaient, sans manquer à leurs obligations contractuelles
à l’égard d’Essilor, informer leurs clients sur la circonstance que les verres étaient fabriqués
par Essilor.
453. Or, comme il a été constaté au paragraphe 97 ci-avant, l’utilisation de logos et visuels,
auxquels les revendeurs physiques ont abondamment recours
481
, a un impact significatif sur
le choix des consommateurs, compte tenu de la notoriété particulière de la marque Essilor
en France.
454. L’étude Gallileo citée ci-avant au paragraphe 381 apporte d’ailleurs un éclairage intéressant
sur la portée d’un document interne d’Essilor daté de janvier 2012, dans lequel il est précisé
que l’interdiction d’afficher les logos, imposée aux sites vendant des produits de marque
Essilor, répondait à la « très forte attente protectionniste » des opticiens physiques à l’égard
du groupe Essilor
482
.
455. Contrairement à ce que soutient Essilor, ce document n’a pas été dénaturé par les services
d’instruction
483
. Il y est en effet expressément précisé, dans la partie introductive, que « face
aux attaques médiatiques répétées dont le marché de loptique français est la cible depuis
près dun an, nos clients sont très sensibilisés et expriment une très forte attente
protectionniste à notre égard, notamment sur question [sic] de la vente en ligne »
(soulignement ajouté).
456. Dans ce contexte, le document fait référence à un certain nombre d’actions, dont une prise
de parole avec les opticiens « parallèlement à la commercialisation de certains produits de
marque Essilor sur internet (mais sans logo) » (soulignement ajouté). Il établit donc un lien
direct entre la nécessité de répondre à l’« attente protectionniste » des opticiens physiques
et l’interdiction d’afficher le logo sur Internet, lien par ailleurs corroboré par le courrier
envoyé le 20 décembre 2013 par Essilor à ses clients traditionnels pour les informer du retrait
de son logo du site Sensee
484
.
*
* *
479
Cotes 10811 et 12147-12148.
480
Cotes 12958 à 12961.
481
Cotes 12958-12961, 12962-12966, 13009-13010, 12950-12951, 12948-12949, 12952-12953, 12663-12666,
12941-12943, 21944-12945 et 12956-12957.
482
Cote 969.
483
Cote 13187.
484
Cote 2130.
93
457. Il ressort de ce qui précède qu’Essilor a mis en œuvre des restrictions en termes de
communication visant spécifiquement les sites de vente en ligne et notamment ceux
n’imposant pas un passage par un point de vente physique.
Les restrictions portant sur les garanties des verres Essilor et Varilux
458. Les restrictions en matière de fourniture de verres de marques et de communication ont été
complétées par une limitation des conditions de garantie des verres Essilor et Varilux
affectant spécifiquement les achats effectués en ligne.
459. Ainsi qu’il a été rappelé au paragraphe 238 ci-avant, à compter du 1
er
janvier 2013, les CGV
applicables à toute commande et à toute utilisation des marques Essilor ont en effet
conditionné la prise en charge par Essilor de la garantie adaptation au respect, par le
détaillant, d’un protocole de prise de mesures exclusivement conçu pour la vente en magasin.
460. Or, en cas de non-respect de ce protocole, le remplacement des verres est à l’entière charge
du détaillant, ce qui n’a pu que pénaliser les sites de vente en ligne et en particulier les
opticiens « pure players ».
461. À compter de 2014, l’introduction des nouvelles CPV Varilux a nécessairement accru
l’efficacité de la politique de refus de vente de verres de marques aux opérateurs en ligne.
462. En effet, comme rappelé aux paragraphes 245 et suivants ci-avant, ces CPV réservent à
Essilor le droit de « refuser toute commande de verres Varilux émanant d’un Acheteur » qui
ne respecte pas les exigences d’un protocole jugé, par le fabricant, comme incompatible avec
la vente en ligne et applicable à tout verre de marque Varilux.
463. À cet égard, Essilor n’a fait état d’aucun exemple concret d’application de ces règles à
l’égard d’opticiens physiques, et ce bien qu’elle y ait été invitée par les services
d’instruction
485
.
464. Par ailleurs, les informations communiquées par Essilor attestent que les ventes de verres de
sa marque à tous les types de sites de vente en ligne actifs en France, déjà faibles entre 2010
et 2014, sont devenues quasi inexistantes à partir de 2015, à l’exception de celles accordées
au site ConfortVisuel
486
qui, comme évoqué au paragraphe 437, pratiquait des prix
significativement supérieurs à ceux des autres sites de vente en ligne.
L’équivalence des prestations proposées par les opticiens en ligne selon qu’ils
imposent ou non une prise de mesure dans un point de vente physique
465. L’Autorité constate en outre qu’Essilor n’apporte aucun élément permettant de justifier les
différences de traitement constatées ci-avant au regard des caractéristiques propres aux
prestations des sites de vente en ligne.
466. Pour écarter toute discrimination en l’espèce, Essilor se fonde sur la décision n° 13-D-07 du
28 février 2013 de l’Autorité, dans laquelle il a été souligné qu’une discrimination n’existe
entre deux entreprises que si ces dernières se trouvent dans la même situation et « recourent
au même modèle économique »
487
.
485
Cote 8079.
486
Cote 8128.
487
Cote 10789. Décision n° 13-D-07 du 28 février 2013 relative à une saisine de la société E-kanopi,
paragraphe 63.
94
467. Sur ce fondement, elle soutient que le « modèle économique » des opticiens opérant sous la
forme de « pure players » les empêcherait de procéder à des prises de mesure fiables pour
les verres « complexes »
488
,
et en particulier les verres Varilux, qui doivent être réservés aux
opticiens physiques, dans la mesure où « les mesures nécessaires à l’adaptation des verres
Varilux, comme pour les autres dits complexes, ne pouvaient et ne peuvent toujours pas être
effectuées en ligne »
489
.
468. Ainsi, selon Essilor, sa politique commerciale reposait sur des considérations objectives
tenant aux caractéristiques de ses verres « complexes » et aux différents modèles
économiques adoptés par les sites de vente en ligne (voir les paragraphes 128 et suivants
ci-avant), selon la distinction suivante :
les opticiens opérant selon un modèle « cross canal » exigeant une prise de mesures au
point de vente physique sont seuls, à l’instar des opticiens physiques, en mesure de
distribuer tous les types de verres. En particulier, ils sont les seuls à même d’assurer la
fiabilité des prises de mesures pour les verres « complexes » (voir paragraphe 60) dans
la mesure où celles-ci sont effectuées dans un de leurs points de vente physique (ou
auprès d’un opticien partenaire)
490
;
a contrario, il s’infère des explications d’Essilor que les sites Internet « pure players »
et les opticiens « cross-canal » maintenant une offre « mixte » 100 % en ligne
491
ne
peuvent distribuer des verres « complexes » mais peuvent distribuer des verres simples
et progressifs « easy to fit »
492
.
469. À titre liminaire, l’Autorité relève que la décision 13-D-07 citée par Essilor (voir ci-avant,
paragraphe 466) n’impose aucunement, pour analyser l’existence d’une discrimination,
d’examiner si les partenaires de l’entreprise en position dominante recourent ou non au
même « modèle économique ».
470. Par ailleurs, comme rappelé supra, il ressort de la lettre de l’article 102, second alinéa,
sous c), TFUE, ainsi que d’une jurisprudence et d’une pratique décisionnelle constantes,
qu’une discrimination consiste, pour un acteur en position dominante, à appliquer à l’égard
de partenaires commerciaux des conditions inégales à des « prestations équivalentes ».
471. Conformément à cette jurisprudence, dans l’affaire ayant donné lieu à la décision
n° 13-D-07 précitée, l’Autorité a, certes, considéré que la différence entre le modèle
économique de l’entreprise saisissante et celui de ses concurrents était telle qu’elle suffisait
à caractériser une différence de situation excluant toute discrimination.
472. Toutefois, ce faisant, elle s’est contentée d’analyser les faits qui lui étaient soumis et n’a pas
indiqué que l’analyse du « modèle économique » des partenaires de l’entreprise en position
dominante devait nécessairement être effectuée afin d’établir l’existence d’une
discrimination contraire aux articles 102 TFUE et L.420-2 du code de commerce.
488
Cote 10794.
489
Cotes 13196 et 13197.
490
Cotes 10795 à 10797.
491
À tout le moins pour les verres « complexes » tels que définis par Essilor (voir paragraphe 60 de la présente
décision).
492
Essilor reconnaît sur ce point que « les outils de prises de mesures existants étant suffisants pour ne pas
risquer la santé des consommateurs avec des imprécisions ». Voir cote 10746.
95
473. En tout état de cause, les arguments soulevés par Essilor ne permettent pas de transposer le
raisonnement tenu dans la décision n° 13-D-07 aux pratiques de différenciation qui lui sont
reprochées.
474. Il apparaît, en effet, que l’incapacité alléguée des opticiens « pure players » à garantir la
fiabilité des prises de mesure pour les verres « complexes » (voir paragraphe 60) ne procède
pas tant d’une différence de « modèle économique » que de l’appréciation portée par Essilor
sur les performances techniques de ce type d’opérateurs.
475. Il convient donc de vérifier si cette appréciation repose sur des critères objectifs permettant
de conclure que les verres « complexes » nécessitent effectivement des prises de mesures
spécifiques ne pouvant être effectuées en ligne et justifiant de réserver leur distribution aux
sites « cross-canal » imposant la prise de mesures dans un point de vente physique.
476. Dans l’affirmative, il convient également de vérifier si les restrictions découlant de cette
différenciation ont été mises en œuvre de façon cohérente et proportionnée.
477. Or aucune de ces conditions n’est réunie en l’espèce.
L’absence de facteurs objectifs imposant la prise de mesures dans un point de
vente pour les verres « complexes »
478. Essilor soutient que le caractère inadéquat de la vente en ligne pour les verres « complexes »
a été constaté tant par les professionnels de santé que par les acteurs de la vente en ligne eux-
mêmes
493
. Il aurait également été confirmé par des études externes et internes concluant à
l’absence de fiabilité de la prise de mesure sur Internet
494
.
479. L’Autorité relève toutefois que les éléments produits par Essilor ne corroborent pas ces
affirmations.
a. L’opinion des professionnels de santé et des acteurs de la vente en ligne
480. Tout d’abord, l’Autorité note que les éléments dont Essilor considère qu’ils reflètent
l’opinion des professionnels de santé et des acteurs de la vente en ligne sur la fiabilité des
prises de mesure pour les verres « complexes » émanent d’acteurs ayant intérêt à discréditer
la vente en ligne
495
.
481. Tel est, notamment, le cas d’Activisu (racheté par Essilor en 2012), dont l’activité consiste
à commercialiser des appareils de prises de mesures pour opticiens physiques
496
, ainsi que
du site Acuité.com, qui se présente comme le « site communautaire des opticiens lunetiers »
et a publié plusieurs articles prenant parti pour la vente en magasin.
482. Essilor échoue également à démontrer que, comme elle le prétend, les « pure players »
eux-mêmes auraient massivement reconnu leur incapacité à vendre des verres progressifs.
Cette affirmation procède d’une dénaturation des éléments au dossier :
les allégations figurant sur le site Easyverres
497
, sur « les limites des lunettes montées sur
internet », ainsi que ses propos tenus lors du Club Inter Optique sur « l’absolue nécessité
493
Cotes 10748 à 10752.
494
Cotes 10789 à 10799.
495
Cotes 11594-11596, 12122-12123 et 12275-12276.
496
Cote 102.
497
Cotes 12124 à 12126.
96
d’une prise de mesures en magasin »
498
, reflètent largement des préoccupations d’ordre
strictement commercial. Ce site avait en effet pour particularité de proposer l’achat de
lunettes en kit (verres et montures) et d’orienter ses clients vers son réseau d’opticiens
physiques pour le montage
499
. Il s’agissait donc essentiellement pour lui de faire la
promotion de son modèle de vente ;
s’agissant de Sensee, le groupe Essilor, dans ses observations, attribue à tort au dirigeant
de Sensee l’allégation selon laquelle le système de prise de mesures proposé sur le site
serait « malheureusement peu fiable »
500
. Il ne s’agit pas d’une citation mais d’une
simple opinion de l’auteur de l’article, au demeurant nullement étayée. Par ailleurs, selon
Sensee, les différences entre les mesures d’écart pupillaire faites en présence de la
personne et celles faites à l’aide des procédures et technologies élaborées par Sensee
étaient inférieures au seuil de tolérance admis de 5 millimètres. Cet opérateur a d’ailleurs
déclaré, sans être démenti sur ce point, n’avoir reçu aucune plainte concernant un
équipement optique adapté par ses soins
501
;
les sites Happyview et Opticien24 (racheté par le groupe Essilor) se contentaient pour
leur part de mentionner la possibilité, en cas de difficultés persistantes d’adaptation, de
se rapprocher d’un point de vente, étant précisé que le site Happyview a développé des
partenariats avec des magasins dès 2012 et, qu’en tout état de cause, ces sites proposaient
une garantie « satisfait ou remboursé » et observaient des taux de retour très faibles.
483. En réalité, la très grande majorité des « pure players » vendait (et continue, au jour de la
présente décision, de vendre) des verres progressifs, à commencer par les nombreux sites
qui appartiennent au groupe Essilor, dans le monde, et depuis 2019, en France (via
Opticien24) (voir notamment paragraphes 523 et 641 ci-après).
b. Les documents et études produites par Essilor
484. Les documents et études produits par Essilor ne permettent pas davantage de démontrer que
les prises de mesures en ligne seraient moins fiables que celles réalisées par les magasins
physiques.
485. Sur ce point, l’Autorité relève tout d’abord que la prise de mesures (qu’elle soit réalisée chez
un opticien physique ou en ligne), n’est encadrée par aucune norme réglementaire ou
professionnelle et ne permet d’obtenir qu’une donnée quantitative qui est toujours sujette à
des variations, quelle que soit la méthode utilisée
502
.
486. Il apparaît notamment que les instruments traditionnels utilisés par les opticiens physiques
(tels qu’un pupillomètre cornéen ou un réglet) comportent leurs propres biais, de sorte que
des mesures réalisées avec différents instruments, ou avec le même instrument par différents
professionnels, aboutissent régulièrement à des résultats divergents
503
.
498
Cotes 11997 à 12013.
499
Ibid.
500
Voir les cotes 11994 à 11996 pour la teneur des propos du dirigeant de Sensee et celle de l’auteur de l’article.
501
Cote 2040.
502
Cote 8682.
503
Cote 12639 à 12645. Voir aussi les explications d’Yves Jacquot, fondateur de ConfortVisuel, opticien
diplômé et ingénieur en optique, cotes 682 à 684.
97
487. Ceci explique en outre, comme l’ont relevé les services d’instruction, pourquoi tous les
verres correcteurs, y compris les verres progressifs de marque Varilux, intègrent une
tolérance aux écarts de mesure, précisément conçue pour préserver la satisfaction du porteur
en dépit des différentes modalités de prises de mesure
504
.
488. Dans ces circonstances, la moindre fiabilité des prises de mesure en ligne alléguée par Essilor
devrait être démontrée sur le fondement d’éléments probants précis et circonstanciés.
489. Or, force est de constater que nombre de documents produits par Essilor consistent en de
simples affirmations ou articles théoriques ne s’appuyant sur aucun élément factuel, et a
fortiori, sur aucune évaluation précise et concrète des services et des équipements
effectivement offerts par les sites de vente en ligne en France
505
.
490. C’est notamment le cas des deux documents produits par Activisu dont l’impartialité n’est
pas totalement garantie, comme rappelé supra au paragraphe 481, compte tenu d’une part de
son activité, d’autre part de son appartenance au groupe Essilor.
491. Le premier critique par principe les méthodes utilisées par les opticiens en ligne, affirmant,
sans apporter de preuves concrètes, que les « erreurs générées sont largement supérieures
au besoin raisonnable de précision »
506
.
492. Le second critique la méthode utilisée par Sensee en 2011 pour mesurer l’écart pupillaire
507
,
méthode pourtant comparable à celle utilisée aujourd’hui encore par les sites d’Essilor pour
la vente de verres unifocaux et progressifs, sans que cela ait d’effet sur leur croissance rapide.
Les services d’instruction ont notamment relevé, à cet égard, qu’en 2015, Essilor a,
elle-même, constaté que les très bons résultats réalisés par le groupe aux États-Unis étaient
notamment dus au développement du canal de vente en ligne porté par ses sites de lunettes
de vue FramesDirect, EyeBuyDirect et Coastal
508
.
493. La même imprécision caractérise l’étude du Dr Ameline de juin 2012 « Que penser des
lunettes sur internet ? » concluant, entre autres, au caractère indispensable du contact
physique entre l’opticien et le patient
509
.
494. Cette évaluation repose en effet, sur le postulat selon lequel les sites « pure players »
déterminent la hauteur pupillaire « selon une mesure standard », alors qu’ils utilisent en
pratique généralement un algorithme prenant en compte non seulement les caractéristiques
de la monture mais également la prescription propre au porteur et sa morphologie via sa
photo ou une webcam
510
.
495. Or, cette méthode a notamment permis au site ConfortVisuel d’obtenir des taux de
satisfaction importants, comparables à ceux observés dans le cadre de la vente en magasin,
pour les verres progressifs Varilux
511
, comme l’atteste l’étude OpinionWay de 2011 qui
504
Cote 8684.
505
Cotes 11837-11847, 11848-11850, 11959-11963, 11994-11996, 12040-12045, 12112-12115, 12122-12123,
12124-12126, 12127-12129, 12347-12350 et 12382-12388.
506
Cote 12070.
507
Cotes 12072 à 12082.
508
Cote 12816.
509
Cote 12040 à 12045.
510
Cotes 8683 et 8684.
511
Ibid.
98
portait notamment sur des clients du site
512
. C’est du reste la méthode revendiquée par
Essilor pour son propre site Coastal
513
, comme rappelé au paragraphe 90 ci-avant.
496. Par ailleurs, les études citées par Essilor pour remettre en cause la fiabilité des prises de
mesure en ligne reposent sur des échantillons de produits insuffisamment représentatifs.
497. Ainsi, deux études de 2011
514
et 2012
515
portent sur l’achat d’un faible nombre de paires sur
des sites américains et canadiens, qui ne sont, en tout état de cause, pas soumis aux mêmes
obligations que les opticiens en ligne français. L’étude américaine
516
révèle d’ailleurs
l’absence de vérification de la conformité de la commande et de la prescription, source de
nombreuses erreurs.
498. Le même constat peut être fait s’agissant de l’étude concernant la France réalisée par la revue
QueChoisir en septembre 2011
517
(qui mettait d’ailleurs également en exergue d’importantes
erreurs de centrage avec les verres montés par des opticiens physiques) ou de l’article publié
par Le Particulier en juin 2014 « Optique : que valent les lunettes achetées sur internet ? »
(qui, tout en émettant des réserves pour l’achat en ligne de verres progressifs soulignait, par
ailleurs, la satisfaction des acheteurs et le très faible taux de retour)
518
. Enfin, la note de
synthèse interne du 14 novembre 2012 produite par Essilor ne fait qu’émettre des doutes de
principe sur la fiabilité des mesures à distance, notamment celles effectuées via le site
Sensee, sans se fonder sur le moindre élément concret
519
.
499. Plus généralement, aucune des pièces citées par Essilor n’établit de lien entre les modalités
de prise de mesures en ligne et d’éventuelles conséquences sur le bien-être du porteur de
lunettes. Deux études
520
se contentent en effet de décrire, en termes généraux, les problèmes
susceptibles de survenir à la suite d’un mauvais centrage des verres, que ces derniers aient
été montés par des opticiens physiques ou en ligne. La troisième étude est une étude
purement interne, de novembre 2012, effectuée à la suggestion de la direction des affaires
juridiques d’Essilor, afin « d’essayer de protéger la gamme Varilux »
521
, dont les
conclusions doivent, de ce seul fait, être relativisées.
522
.
500. Enfin, les études produites par le groupe Essilor sont en tout état de cause contredites par les
performances et niveaux de satisfaction à la fois de ses propres sites de vente en ligne, qui
512
Cote 8692.
513
Cotes 12789 à 12797.
514
K. Citek, D.L. Torgersen, J.D. Endres, et R.R. Rosenberg, « Safety and compliance of prescription
spectacles ordered by the public via the Internet », sécurité et conformité des lunettes de prescription
commandées sur internet, », traduction libre) American Optometric Association, septembre 2011, cotes 12021
à 12028.
515
B. Frenette, « Evaluation des prescriptions et des montures achetées par l’entremise de sites Internet »,
L’Optométriste, mai/juin 2012, cotes 12029 à 12031.
516
Cotes 12021 à 12028.
517
Cette étude ne concernait que cinq sites Internet (dont Sensee ne faisait pas partie), et portait sur une seule
paire de lunettes progressives par site. Voir cotes 12014 à 12020.
518
Cette étude portait sur une seule paire de verres unifocaux et une seule paire de verres progressifs par site.
Voir cotes 12032 à 12039.
519
Cote 12107.
520
Cotes 11959-11963, 11964-11987 et 12382-12388.
521
Cote 10366
522
Cotes 11964 à 11987.
99
l’ont conduit à devenir le leader mondial de la vente à distance de lunettes de vue, y compris
les montures équipées de verres progressifs « premium » et d’autres sites. Ainsi :
le site de lunettes FramesDirect affiche ainsi, sur Trustpilot
523
, un niveau de satisfaction
« Excellent » de 4.8 sur 5 fondé sur plus de 25 000 avis clients
524
;
le site « pure player » Opticien24, qui fait état d’un niveau de satisfaction globale
TrustPilot « Excellent » de 4.4 sur 5 (sur la base de 253 avis clients)
525
;
les sites de vente en ligne visés par les pratiques d’Essilor, tels que Sensee ou
Happyview, ont également des taux de retour très faibles
526
.
501. Elles sont également démenties par l’étude réalisée en septembre 2011 par l’institut
OpinionWay « Satisfaction comparée des acheteurs de lunettes sur internet vs en magasin »,
établie sur la base d’un échantillon de 635 acheteurs de lunettes correctives sur Internet, et
de 786 acheteurs de lunettes correctives en magasin
527
.
502. Cette étude notait en effet que « les intentions de recommandation et de réachat étaient
nettement supérieures auprès des acheteurs sur internet. Près des 2/3 des acheteurs en ligne
recommanderaient certainement à leur entourage l'achat sur internet (alors que seuls 1/3
des acheteurs en magasin recommanderaient l'achat en magasin. Et les 2/3 déclarent avoir
certainement l'intention d'acheter leur paire de lunettes à nouveau sur internet (alors que
seuls 36 % des acheteurs en magasin achèteraient à nouveau en magasin) »
528
.
503. L’Autorité rappelle en outre le constat effectué dans sa décision n° 21-D-20, non mis en
cause par Essilor, que, quel que soit le canal de distribution choisi, les consommateurs
peuvent recourir gratuitement aux services des opticiens traditionnels en cas de problèmes
d’ajustement, cette circonstance limitant à elle seule significativement les différences entre
canaux de distribution
529
.
504. Pour l’ensemble de ces motifs l’Autorité considère d’une part que les différents éléments
mis en avant par le groupe Essilor échouent à démontrer la moindre fiabilité des mesures en
ligne, d’autre part qu’au contraire de nombreux éléments indiquent que celles-ci sont
pleinement satisfaisantes.
505. Par ailleurs, Essilor ne produit aucun élément de nature à justifier une conclusion différente
pour les verres « complexes », et en particulier pour les verres Varilux, et, au surplus, il
apparaît qu’elle était consciente de la fiabilité de la distribution sur Internet de la plupart des
verres relevant de cette catégorie.
506. Ainsi, une note interne du 18 octobre 2012 préparée par le responsable du pôle juridique
d’Essilor International intitulée « Eléments de réflexion internet »
530
n’excluait ainsi
523
TrustPilot est une des principales plateformes d’avis clients en ligne: https://fr.trustpilot.com/.
524
Cotes 12743 et 12744.
525
Cotes 12711 et 12712.
526
Cotes 2040 et 7357.
527
Cote 8696.
528
Cote 8697.
529
Décision n° 21-D-20 du 22 juillet 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des lunettes
et montures de lunettes (affaire pendante), paragraphe 874.
530
Cote 2168.
100
absolument la prise de mesures en ligne que pour les seuls verres progressifs « comportant
des paramètres de personnalisation (comportement tête-oeil, CRO, oeil directeur) »
531
.
507. En revanche, la même note était nettement plus nuancée
532
s’agissant des verres Varilux
« comportant des paramètres de fit »
533
et reconnaissait en revanche clairement la possibilité
de prises de mesures en ligne pour les verres Varilux « ne comportant pas de paramètres de
fit ni de personnalisation (Vx S Design, Comfort NE, Physio 2.0) », tout en précisant que
« c’est sur ces verres que risque de se cristalliser le débat car les seules mesures effectuées
sont la mesure de l’écart pupillaire et celle de la hauteur, comme pour tout verre
progressif ».
534
508. Pour ce motif, Essilor envisageait d’« intégrer systématiquement des paramètres de fit dans
la gamme Varilux » dans le seul but d’empêcher les sites de vente en ligne de proposer cette
marque aux consommateurs
535
. Cette velléité est confirmée par un projet de compte-rendu
de réunion dans lequel le groupe s’interroge sur la « possibilité de ne faire que des Vx fit
pour les sortir des ventes internet » (cette dernière mention ayant été supprimée du
compte-rendu final).
509. Outre qu’il met en évidence les motivations réelles sous-tendant les restrictions à la vente en
ligne des verres Varilux, ce document met en cause la véracité des arguments avancés par
Essilor pour justifier le refus de livrer l’ensemble des verres Varilux, aux opérateurs « pure
players » et/ou suivant un modèle « cross-canal » avec une offre 100 % en ligne. Il invalide
également, a fortiori, les justifications apportées aux refus de livrer ces mêmes acteurs en
verres « complexes » de marques Essilor constatés par les services d’instruction.
510. Il démontre, enfin, qu’Essilor avait conscience que la vente en ligne était en réalité adaptée
pour les verres « complexes » de marques Essilor et Varilux, à l’exception de la catégorie
résiduelle des verres comportant des paramètres de personnalisation avancés.
511. Dans ces conditions, l’Autorité considère qu’Essilor n’a apporté aucun élément de nature à
justifier que les conditions commerciales défavorables appliquées aux sites de vente
proposant une offre entièrement en ligne étaient justifiées par une différence de situation
dans laquelle ces opérateurs seraient placés en raison de leur « modèle économique » ou de
la qualité de leurs prestations.
531
Tout en notant que « ce n’est sans doute pas sur ces verres très haut de gamme que porteront les demandes
des opticiens en ligne ».
532
La note relève ainsi que si ces verres « ne semblent pas pouvoir être vendus sans contact physique avec le
porteur, il convient néanmoins de rechercher si ces mesures ne pourraient pas être effectuées à distance, ainsi
que leurs effets sur la performance des verres et les bénéfices attendus par les porteurs (ex : kit de mesure
sophistiqué livré chez le porteur au moment de la commande) Ex : Physio 2.0 fit, Vx S2 ». Voir cotes 2165 et
2166.
533
Les paramètres de « fit » définis au paragraphe 57 ci-avant, incluent l’angle pantoscopique, la distance verre-
oeil, l’angle de galbe, et l’inclinaison du verre.
534
Voir aussi le Livret produits et services d’Essilor de 2011, montrant que seuls l’écart et la hauteur pupillaires
sont nécessaires pour les verres progressifs, en ce compris les verres Varilux, mais à l’exclusion des Varilux
Physio 2.0 Fit et Ipseo 2.0 qui requièrent des mesures supplémentaires (cote 9985).
535
Cote 2169.
101
La mise en œuvre contradictoire de la politique commerciale d’Essilor au
regard des critères sensés la justifier
512. Outre que, comme relevé ci-avant, les restrictions réservant la vente des verres
« complexes » aux sites imposant une prise de mesure dans un point de vente physique ne
peuvent se justifier, l’Autorité relève que la politique commerciale d’Essilor a, en tout état
de cause, été mise en œuvre de manière incohérente et disproportionnée au regard des
critères supposés la sous-tendre.
a. Les restrictions en termes de communication ne sont pas justifiées par un
quelconque impératif de prises de mesures fiables pour les verres
« complexes »
513. Tout d’abord, ainsi qu’il a été démontré précédemment (paragraphes 485 à 504 ci-avant), les
allégations d’Essilor quant au manque de fiabilité des mesures en ligne ne sauraient
prospérer. En effet, les écarts de mesure potentiels résultant des méthodes utilisées pour la
prise de mesures en ligne ne sont pas susceptibles d’avoir une incidence sur le bien-être du
porteur de lunettes et ils ne sont, en tout état de cause, pas propres aux mesures en ligne mais
peuvent aussi être observés lors d’une prise de mesures en magasin.
514. En toute hypothèse, les restrictions encadrant la communication des sites de vente en ligne
de lunettes de vue auxquels Essilor a accepté de vendre des verres n’ont aucun lien avec
d’éventuelles exigences de fiabilité des mesures, pour les verres catégorisés comme
« complexes » par Essilor comme pour les autres verres.
515. Par ailleurs, même en considérant qu’un tel lien pourrait exister, l’Autorité relève que les
pratiques d’Essilor ont également concerné les verres unifocaux et les verres progressifs
« easy to fit », dont Essilor reconnaît pourtant l’adaptation à la vente en ligne
536
, comme il
ressort des exemples mentionnés aux paragraphes 128 et suivants ci-avant.
516. Enfin, les restrictions mises en œuvre par Essilor en termes de communication ont également
été imposées à des sites de vente en ligne imposant un passage par un point de vente
physique, comme Evioo
537
.
b. Les livraisons de verres « complexes » ont, en pratique, revêtu un
caractère arbitraire
517. Tout d’abord, il doit être noté que les opticiens physiques ne faisaient l’objet d’aucune règle
contraignante encadrant la prise de mesures et l’ajustement des montures pour les verres
Varilux avant l’adoption des CPV Varilux en 2014 (voir les paragraphes 232 et suivants
ci-avant).
518. Une note interne à Essilor de décembre 2011 reconnaissait d’ailleurs, sur ce point, que le
niveau de service en magasin était peu formalisé
538
. Par ailleurs, Essilor ne conteste pas que
son Guide d’adaptation des verres progressifs était purement facultatif avant d’être incorporé
dans les CPV. Ainsi, force est de constater que les prétendues différences objectives
536
Réponse d’Essilor à la notification de griefs, paragraphe 351, cote 10796.
537
Itespresso.fr, « e-Commerce : le site de vente en ligne de lunettes Evioo.com lève 100 000 euros »,
19 septembre 2012: « [L] 'internaute sélectionne le modèle de son choix, saisit la correction optique délivrée
par l'ophtalmologiste sur son ordonnance et fait livrer le tout chez l’opticien partenaire le plus proche de son
domicile, pour une séance « en live » afin de finaliser les réglages et le montage de la paire de lunettes (…) »,
cotes 11581 et 11582.
538
Cote 1032.
102
distinguant les verres Varilux des verres progressifs qualifiés de « non-complexes » ne
justifiaient pas, d’après Essilor elle-même, de mettre en place des règles de
commercialisation particulières avant 2014
539
.
519. Essilor ne saurait ainsi justifier le refus de vente de produits Varilux aux sites « pure
players » par la nécessité de respecter des exigences qui ne s’imposaient pas aux opticiens
physiques, pourtant sujets aux mêmes aléas s’agissant des écarts et erreurs de mesures
540
.
De surcroît, comme rappelé supra (voir le paragraphe 248), l’Autorité relève qu’Essilor ne
produit aucun exemple concret d’application des règles encadrant la vente de verres Varilux
vis-à-vis d’opticiens physiques, alors qu’elle y était invitée par un questionnaire des services
d’instruction
541
.
520. Par ailleurs, il apparaît qu’Essilor a vendu des verres progressifs « complexes » tant sous
marque blanche que sous marque Essilor et Varilux à de nombreux « pure players » (ou
opticiens « cross-canal » proposant une offre 100 % en ligne), et ce en contradiction avec
l’inadéquation supposée du « modèle économique » de ces acteurs pour ce type de verres.
521. Ainsi, il a été constaté et n’est pas contesté par Essilor qu’en France, Essilor a vendu des
verres « complexes » (y compris de marque « Varilux » dans certains cas) aux sites :
Mister Spex, qui, à l’époque des pratiques, ne proposait qu’une offre 100 % en ligne en
France (où, à la différence de l’Allemagne, il ne disposait d’aucun réseau d’opticiens,
comme le confirme une étude interne réalisée par Essilor sur le commerce en ligne en
Europe
542
) ;
ConfortVisuel, qui a pu vendre des verres de marques Essilor et Varilux et communiquer
sur ces marques entre 2010 et 2016 (date de l’arrêt du site), alors même que le site utilisait
des méthodes de prise de mesures similaires à celles des sites ayant subi des restrictions
de la part d’Essilor et, en toute hypothèse, ne respectait pas les recommandations du
groupe Essilor figurant dans son Livret des Produits et Services
543
;
Sensee, qu’Essilor a fini par accepter de fournir en verres progressifs
544
, y compris les
verres progressifs Prelude et Amatsi (dont rien n’indique, comme rappelé supra, qu’ils
sont moins sensibles aux écarts de mesure que les verres Varilux non personnalisés).
522. De plus, BBGR, à compter de 2016, a vendu des verres progressifs de sa marque à des sites
de vente en ligne destinés au marché français
545
.
523. En outre, comme l’ont relevé à juste titre les services d’instruction, Essilor commercialisait
elle-même des verres progressifs « premium », y compris de marque Essilor, sur ses propres
sites « pure players » à l’étranger
546
. Sur ce point, la déclaration du Président du groupe,
539
Cote 10630 et 10671.
540
Cotes 12639 à 12645.
541
Cote 8079.
542
Cote 2251.
543
Cotes 8683 et 8684.
544
Cotes 882 et 1915-1916.
545
Cote 8128.
546
Cotes 2173, 10132 à 10136, 10164 et 10165, 12733 à 12736, 12753 à 12764.
Voir également la capture d’écran du site de FramesDirect, accessible à l’adresse suivante
103
prétendant que ce dernier ne vendait pas de « verres progressifs sophistiqués » sur ses sites
FramesDirect et EyeBuyDirect
547
est manifestement inexacte
548
. De la même manière,
contrairement à ce qu’indique Essilor, le site GlassesDirect propose plusieurs types de verres
progressifs
549
.
524. Enfin, la commercialisation de verres progressifs à l’étranger atteste du défaut de caractère
objectif de la différence de « modèle économique » des « pure players » apportées par
Essilor.
525. À ce titre, s’il est exact que les sites détenus par Essilor à l’étranger ne commercialisent pas
de verres Varilux, d’une part cette absence n’est due qu’à la politique interne du groupe
consistant à réserver, en principe, la marque Varilux aux opticiens physiques, et, d’autre part,
il a pu être constaté que des sites tiers commercialisaient des verres Varilux, notamment au
Royaume-Uni, sans rencontrer de difficultés particulières et sans se voir opposer de
restrictions par Essilor
550
.
*
* *
526. Il résulte de l’ensemble de ces constats et considérations que le traitement défavorable dont
font l’objet les opticiens en ligne n’est pas justifié par une différence de « modèle
économique » qui les empêcherait de garantir une prise de mesure satisfaisante pour les
verres « complexes ».
527. En tout état de cause, l’application arbitraire et incohérente de la politique commerciale
revendiquée par Essilor en démontre, dans les faits, le manque de fondement et d’objectivité.
Sur l’existence d’effets anticoncurrentiels produits par les pratiques en cause
528. Selon Essilor, dans la mesure où la démonstration d’un abus de position dominante ne saurait
se limiter à établir « que le comportement incriminé a été » de nature à « affecter la position
concurrentielle des entreprises victimes des pratiques », les services d’instruction auraient
établir (i) l’existence d’un lien de causalité entre les pratiques alléguées et les effets
constatés et (ii) un scenario contrefactuel
551
.
529. Essilor allègue, ainsi, qu’un examen des particularités des verres dits « complexes » aurait
permis de constater que le succès limité de la vente en ligne est imputable « à des facteurs
exogènes aux pratiques alléguées »
552
.
530. Elle considère en outre que les comportements qui lui sont reprochés n’ont, en tout état de
cause, emporté aucun effet sur la concurrence entre les opticiens, et n’ont ainsi pas porté
préjudice au bien être des consommateurs.
531. Ces deux types d’arguments sont examinés successivement ci-après.
https://web.archive.org/web/20140201114844/http://www.framesdirect.com/landing/a/progressive-
lenses.html
547
Cotes 10097 et 10098.
548
Cotes 10164-10165, 10178, 12733-12736 et 12753-12754.
549
Voir par exemple le lien : https://www.glassesdirect.co.uk/help/varifocals-and-bifocals/.
550
Cote 10132-10136 et 10140-10161.
551
Cotes 13198 à 13200.
552
Cote 13198.
104
Sur les facteurs externes invoqués par Essilor pour expliquer le succès limité de la
vente en ligne de verres optiques en France
532. Essilor soutient que différents « facteurs externes »
553
liés aux spécificités du marché
français, aux caractéristiques de la demande et à la technicité des produits concernés
expliquent l’échec relatif du modèle économique des acteurs de la vente en ligne.
533. À cet égard, Essilor réitère l’argument tenant à l’inadaptation d’Internet pour la vente de
verres en raison du manque de fiabilité dans la prise de mesures, notamment pour les verres
les plus « complexes », ce que les opérateurs de la vente en ligne auraient en outre
eux-mêmes admis.
534. Sur ce point, l’Autorité a déjà constaté que le caractère prétendument inadapté de la vente
en ligne aux verres correcteurs et en particulier aux verres « complexes » est surévalué par
Essilor, comme établi aux paragraphes 478 et suivants ci-avant. De même, l’allégation selon
laquelle l’inadéquation de la vente en ligne pour ce type de produits aurait été reconnue par
les opérateurs de la vente en ligne eux-mêmes a déjà été écartée au paragraphe 482 ci-avant.
535. Par ailleurs, Essilor allègue que l’ambigté du contexte réglementaire en vigueur lorsque la
vente de produits d’optique en ligne a débuté aurait considérablement nui à son essor.
536. Essilor soutient, de surcroît, que l’inadaptation de la vente en ligne à la vente de verres
correcteurs résulterait de l’existence d’un fort lien de confiance entre le consommateur et
l’opticien
554
, de la complexité du parcours d’achat sur Internet
555
, et du fait que les
consommateurs français sont peu sensibles au prix, compte tenu de leur appétence pour les
verres « premium » et eu égard à la circonstance que le marché français des verres d’optique
est subventionné, si bien que les consommateurs ne s’acquittent que d’une infime partie du
prix de vente des verres de qualité. Ces facteurs concourraient à expliquer qu’un modèle
fondé sur les prix ne pouvait fonctionner.
537. À titre liminaire, l’Autorité relève que la seule circonstance que des facteurs autres que les
pratiques aient également pu influer sur le développement des ventes en ligne de produits
d’optique en France ne saurait, en elle-même, permettre d’exclure que les comportements
incriminés ont produit des effets anticoncurrentiels
538. Cette circonstance n’impose pas davantage l’établissement d’un « scenario contrefactuel »
qui n’est pas exigé par la jurisprudence (voir les paragraphes 400 et suivants ci-avant).
Celle-ci impose uniquement que les effets des pratiques reprochées à l’entreprise dominante
ne soient pas purement hypothétiques ou que leur survenance ne soit pas impossible dans le
contexte pertinent.
539. Les autres arguments soulevés par Essilor n’emportent pas davantage la conviction.
Sur le régime juridique en vigueur lors de l’essor de la vente en ligne
540. S’agissant du régime juridique applicable à la vente en ligne, il doit tout d’abord être rappelé
que le ministère de la Santé a pris position publiquement dès le 12 juin 2009 sur le fait que
le droit français n’interdisait pas la vente en ligne de produits d’optique :
« La France ne s’oppose pas à la vente sur Internet de produits optique. C’est une voie de
distribution, soumise aux mêmes règles que celles applicables aux professionnels installés
553
Cotes 10831 et 10832.
554
Cotes 10739-10743 et 13157-13162.
555
Cotes 10743-10745 et 13162-13166.
105
et exerçant dans des structures. Ces règles visent à garantir la qualité et la sécurité des soins
et des prestations de santé. Comme tous les produits de santé vendus sur Internet et en
pharmacie, la France impose des règles d’exercice de la profession (diplômes,
compétences...), de conseil au patient et de sécurité. Ces règles s’appliquent à tous les
professionnels de santé quels que soient les supports de vente »
556
.
541. Par ailleurs, les éléments du dossier indiquent qu’Essilor partageait cette analyse avant même
cette déclaration, comme l’atteste la note interne adressée à la directrice juridique du groupe
le 8 juin 2009, qui confirme « la possibilité de pratiquer les ventes en ligne dans le respect
d’un certain cadre réglementaire (qui est le même que pour les ventes « en dure [sic] ») »
557
.
La position exprimée dans cette note rejoint d’ailleurs l’analyse de l’Union des Opticiens
qui indiquait pour sa part dès le 2 juin 2009, que la vente sur Internet de produits optiques
était légale
558
.
542. Enfin, dans sa décision n°21-D-20, l’Autorité a également rele que la législation française
en vigueur lors des pratiques reprochées à Essilor n’avait pas éliminé toute possibilité de
comportement concurrentiel de la part de cet acteur
559
.
543. Ainsi, l’ambiguïté sur la question de la licéité de la vente en ligne de produits d'optique sur
le territoire français avant l’adoption de la loi Hamon n’était que relative et ne peut, en toute
hypothèse, expliquer à elle seule le faible développement de ce mode de commercialisation
en France.
Sur le lien entre consommateurs et opticiens physiques
544. Ensuite, l’importance du lien particulier entre consommateurs et opticiens physiques allégué
par Essilor est exagérée.
545. En premier lieu, même à le supposer avéré, il ne constitue en tant que tel aucun frein absolu
ni même quantifiable au développement de la vente en ligne. À titre d’exemple, il ressort
des éléments au dossier que les consommateurs allemands, qui attachent une grande
importance aux conseils fournis par les opticiens (71 % des consommateurs pour l’année
2018
560
contre 68 % en France
561
) procèdent beaucoup plus fréquemment à des achats en
ligne (14 %
562
des ventes totales pour l’année 2018 contre 2 % en France
563
).
546. En deuxième lieu, une étude de l’UFC-Que choisir
564
indique que le lien invoqué est, en tout
état de cause, très relatif.
556
Cotes 9385-9386 et 12262-12263.
557
Cote 2006.
558
Cotes 12261 à 12263
559
Décision n° 21-D-20 du 22 juillet 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des lunettes
et montures de lunettes (affaire pendante), paragraphes 835 et 866.
560
Étude menée par Silmo, Mido et GfK, « OMO Optical Monitor, Wave 8 Result Presentation »,
29 septembre 2018, annexe 7 des observations d’Essilor en réponse au rapport, cote 13365.
561
Ibid, cote 13345.
562
Cote 13363.
563
Cotes 12696 et 12697.
564
Cote 9095.
106
547. En effet, selon cette étude, qui se réfère à une enquête de la Commission d’octobre 2011
565
,
la satisfaction globale des consommateurs français vis-à-vis de leurs opticiens physiques est
relativement faible par rapport à celle constatée dans la plupart des autres pays européens.
548. L’étude précise qu’« en croisant la satisfaction des consommateurs, et le budget qu’ils
doivent consacrer à leur équipement en lunettes, les Français apparaissent doublement
pénalisés. S’ils ont le budget le plus élevé ils ont également la satisfaction la plus faible des
grands pays européens ! Les prix français des lunettes ne sont donc en aucun cas la
contrepartie d’une qualité de service supérieure à ce qui existe à l’étranger »
566
.
549. En troisième lieu, l’argument d’Essilor, selon lequel les ventes en ligne de produits d’optique
constituent une part très minoritaire des ventes totales en France est ambivalent.
550. De fait, la distribution en ligne ne représentait en 2013 qu’entre 0,1 % et 1 % du secteur en
France contre 10 % aux États-Unis et 5 % en Allemagne
567
et n’était estimée qu’à 4 % en
2019
568
. Toutefois, cette constatation, loin d’écarter la possibilité d’effets anticoncurrentiels
attachés au comportement d’Essilor, est tout aussi susceptible d’en accréditer l’existence, le
faible développement de la vente en ligne en France pouvant précisément résulter, pour
partie au moins, des pratiques en cause.
551. Dans ce contexte, si la récente étude de l’institut de sondage OpinionWay, intitulée « Les
intentions d'achat d'optique dans le contexte de la crise du Covid-19 Vague 3 », publiée au
mois de février 2021, atteste que les consommateurs français envisagent, en majorité, l’achat
de produits d’optique en points de vente physiques de proximité plutôt qu’en ligne, elle
révèle également que plus d’un quart des sondés (26 %) ont déclaré préférer réaliser leur
prochain achat en ligne
569
.
552. De la même manière, l’étude QualiQuanti de 2017 montre que 4 % des sondés ont déjà
acheté une paire de lunettes en ligne, tandis que 30 % envisagent de le faire, ce qui constitue
une part non négligeable des consommateurs
570
.
553. En dernier lieu, les éléments du dossier indiquent que les consommateurs ayant recours à la
vente sur Internet sont globalement satisfaits de leur expérience. Un sondage OpinionWay
de 2011, relatif à la satisfaction des acheteurs de lunettes sur Internet et des acheteurs de
lunettes en magasin en France, démontre que les acheteurs en ligne présentaient un niveau
de satisfaction élevé et comparable aux acheteurs en magasins physiques s’agissant de la
qualité des verres et de la qualité de la correction
571
, ce niveau étant même plus élevé
concernant le prix payé
572
.
565
http://ec.europa.eu/consumers/consumer research/editions/docs/6th edition scoreboard fr.pdf.
566
Cote 9095.
567
Ibid.
568
Article du quotidien Le Parisien du 12 septembre 2019, « La grande distribution se lance dans les lunettes »,
cote 9115.
569
Étude OpinionWay, « Les intentions d’achat d’optique dans le contexte de la crise du Covid-19 Vague 3 »,
Février 2021, cote 10943.
570
Cote 11789.
571
Cote 8696.
572
Cote 8696
107
554. Ces différents éléments sont de nature à sensiblement relativiser la pertinence du lien entre
consommateurs et opticiens physiques comme facteur explicatif du développement limité de
la vente en ligne en France.
Sur la faible sensibilité au prix des consommateurs français
555. Le même raisonnement s’applique encore s’agissant de l’argument d’Essilor selon lequel
l’appétence des consommateurs français pour les produits « premium », qui découle
notamment du système de remboursement français et de « raisons historiques », expliquerait
l’échec des sites Internet ayant proposé exclusivement des produits « premier prix ».
556. Cette préférence alléguée des consommateurs tend en effet tout autant à confirmer
l’importance que revêt l’accès aux produits de marque pour les sites. Or, ce sont précisément
ces produits que le groupe Essilor a refusé de fournir aux opticiens en ligne.
557. Par ailleurs, contrairement aux affirmations d’Essilor
573
, le système de remboursement par
les organismes complémentaires d'assurance maladie (OCAM) n’est en rien assimilable à un
« subventionnement » du secteur de l’optique.
558. Depuis le désengagement de l’assurance maladie, les dépenses d’optique des Français sont,
in fine, quasi intégralement supportées par les consommateurs, en partie via leurs cotisations
à leur OCAM, et pour le « reste à charge » pa directement à l’opticien
574
. Une étude
Gallileo produite par Essilor montrait à cet égard qu’en 2012, sur le prix total moyen facturé,
les OCAM remboursaient 63 % et 37 % était à la charge de l’assuré
575
. Cette situation a
perduré avec l’instauration de plafonds de remboursement à compter de 2014
576
.
559. En outre, il convient de rappeler que les consommateurs n’ont, à ce jour, pas tous accès à
une assurance maladie complémentaire. Si la généralisation de l’assurance complémentaire
s’est accélérée à compter de 2016 avec l’obligation pesant sur les employeurs du secteur
privé de proposer une couverture complémentaire de santé collective à leurs salariés
577
, le
taux de couverture était, au tournant des années 2010, considérablement plus faible.
560. Compte tenu de l’augmentation constante des prix des lunettes de vue
578
, ceci explique que
les consommateurs français, pour une part significative d’entre eux tout du moins, ne soient
en réalité pas indifférents aux prix, à rebours des propos d’Essilor.
561. L’étude Gallileo de 2012 révèle ainsi que 36 % des porteurs de lunettes choisissent leur
opticien pour des motifs économiques
579
, ce qui atteste que pour une partie importante des
consommateurs, le prix n’est pas seulement un élément important, mais un critère de choix
essentiel. Ces résultats sont confirmés par l’étude QualiQuanti de juin 2017, qui établit que
35 % des consommateurs considèrent le rapport qualité/prix des lunettes et verres proposés
573
Cotes 10752 à 10757.
574
Cote 912.
575
Résumé de l’étude de Gallileo Business Consulting commandée par la Fédération Nationale des Opticiens
de France s’agissant de l’opinion des Français à l’égard des Organismes Complémentaires d’Assurance
Maladie, 2012 : cotes 11 830 à 11 833.
576
Sachant qu’avant même le plafonnement réglementaire des remboursements par les complémentaires santé
datant de 2014, les complémentaires prévoyaient le plus souvent un remboursement dans la limite d’un certain
pourcentage du remboursement par la Sécurité sociale.
577
Article L. 911-7 du code de la sécurité sociale, modifié par la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013.
578
Cote 8982.
579
Cote 11832.
108
comme un critère essentiel dans le choix de leur opticien
580
. L’étude Gallileo de juin 2015
montre quant à elle que pour 66 % des consommateurs, le prix est une information très
importante, tandis que 48 % estiment que les promotions sont une information très
importante, et 41 % assez importante
581
.
562. Ces résultats infirment la thèse d’Essilor selon laquelle les consommateurs français se
désintéresseraient de la question du prix du fait du système de remboursement des produits
d’optique.
Sur le parcours d’achat proposé par les sites de vente en ligne
563. Le développement de la vente en ligne et la position de leader acquise par Essilor dans
les pays limitrophes de la France (voir paragraphes 64 et suivants ci-avant) contredit, à lui
seul, l’hypothèse avancée par Essilor, d’un parcours d’achat « excessivement complexe »
proposé par les sites de vente en ligne.
Sur la circonstance que la majorité des opticiens physiques ne vendraient pas
ou peu de verres Varilux
564. Le fait par ailleurs nullement établi que plus de la moitié des opticiens physiques ne
« vend pas ou peu de verres Varilux »
582
, n’est pas de nature à remettre en cause la capaci
d’Essilor à entraver le développement des sites de vente en ligne.
565.
En effet, cet argument, qui vise à remettre en cause l’avantage concurrentiel lié à la faculté
de proposer des verres de marque Varilux est clairement infirmé par les éléments du dossier
tels que synthétisés aux paragraphes 576 et suivants, ci-après. En tout état de cause, les
pratiques d’Essilor ne se sont pas limitées aux seuls verres de marque Varilux mais ont
concerné l’ensemble des verres unifocaux et progressifs distribués sous les différentes
marques d’Essilor.
*
* *
566. Pour l’ensemble des raisons exposées ci-avant, les différents facteurs externes invoqués par
Essilor ne permettent ni d’expliquer à eux seuls le succès relativement limité de la vente en
ligne en France, ni d’exclure le rôle joué par les pratiques d’Essilor à cet égard.
567. Cette conclusion n’est pas remise en cause par les évolutions du modèle « pure player »
depuis 2013
583
, dont la présentation faite par Essilor dans ses écritures
584
est au demeurant
trompeuse. En effet, s’il est vrai que plusieurs « pure players » ont développé des points de
vente physiques ou « showrooms », les écritures d’Essilor pourraient laisser penser que les
consommateurs doivent à présent toujours nécessairement passer par ces derniers pour
finaliser leur achat, ce qui n’est pas le cas, comme rappelé aux paragraphes 28 à 31 ci-avant.
568. Dans ces conditions, quelles que soient les évolutions sur le marché de la vente en ligne de
lunettes, celles-ci ne sont en tout état de cause pas de nature à accréditer la thèse d’Essilor
580
Cote 11778.
581
Cote 11111.
582
Les observations d’Essilor en réponse à la notification de griefs mentionnent à cet égard que ce chiffre
allégué est « basé sur les meilleures estimations d’Essilor ». Voir cote 10770.
583
Observations en réponse à la notification de griefs, paragraphes 181-195, cotes 10759-10762.
584
Observations en réponse à la notification de griefs, paragraphes 181-195, cotes 10759-10762.
109
selon laquelle le canal de vente entièrement en ligne n’est pas adapté à la vente de verres
correcteurs, y compris « complexes ».
Sur les effets des pratiques mises en œuvre par Essilor
569. L’Autorité constate, par ailleurs, qu’Essilor n’apporte aucun élément susceptible d’établir
que son comportement n’était pas de nature à affecter la concurrence entre opticiens
physiques et sites de vente en ligne et, ce faisant, de porter atteinte à l’intérêt des
consommateurs.
Les effets sur la concurrence entre opticiens physiques et sites de vente en ligne
570. S’agissant des effets des pratiques sur les sites de vente en ligne, Essilor conteste le caractère
incontournable de ses marques pour les opticiens en ligne et le fait que leur distribution
confère un « avantage concurrentiel certain »
585
.
571. L’existence d’un tel avantage serait notamment infirmée par le succès de certains opticiens
présents en ligne et ne proposant pas de verres Essilor, BBGR et Varilux. Essilor se réfère à
cet égard notamment au procès-verbal d’audition des représentants d’une centrale de
référencement, selon lesquels certains de leurs adhérents « ne font aucun verre Essilor »,
dans la mesure où « des qualités de produits équivalents [à ceux d’Essilor] peuvent se
retrouver chez d’autres [fournisseurs] »
586
.
572. S’agissant, spécifiquement, des verres Varilux, Essilor considère « selon ses meilleures
estimations » qu’une très grande partie (62,5 %) des opticiens en France nen vend pas, ou
en vend en quantités négligeables (moins d’une paire par mois).
573. Comme il a été rappelé supra, il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour de justice
que, pour être considérée comme abusive au regard de l’article 102 TFUE, il suffit que la
discrimination, par un opérateur dominant, de partenaires commerciaux se trouvant dans un
rapport de concurrence « tende, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, à
conduire à une distorsion de concurrence entre ces partenaires commerciaux »
587
(soulignement ajouté).
574. En outre, dans le cadre de cette analyse, la Cour a rappelé qu’« il ne saurait (…) être exigé
que soit apportée en outre la preuve d’une détérioration effective et quantifiable de la
position concurrentielle des partenaires commerciaux pris individuellement »
588
.
575. En l’espèce, l’Autorité relève en tout état de cause qu’aucun des éléments allégués par
Essilor ne remet en question la capacité de son comportement à affecter la position
concurrentielle des opticiens en ligne (notamment celle des « pure players ou des sites
proposant une offre « mixte »).
576. Il ressort, au contraire, des pièces qui figurent au dossier que la possibilité pour un opticien
de proposer des produits de marque du groupe Essilor, et le droit de communiquer sur le
nom Essilor et les marques qui lui sont attachées, confèrent un avantage concurrentiel
585
Cote 13199.
586
Cote 458.
587
Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO Serviços de Comunicações e Multimédia SA, C-525/16,
ECLI:EU:C:2018:270, point 27.
588
Ibid point 26, renvoyant à l’arrêt du 15 mars 2007, British Airways/Commission, C-95/04 P,
EU:C:2007:166, point 145.
110
significatif. Cet avantage est notamment dû à la notoriété et la réputation de qualité sans
équivalent des marques d’Essilor, déjà constatées aux paragraphes 378 et suivants ci-avant.
577. En premier lieu, la marque des verriers constitue un argument commercial de poids pour les
opticiens.
578. L’étude de juin 2014
589
, mise en avant par Essilor, selon laquelle « pratiquement 80 % des
porteurs de lunettes en France ne connaissent pas leur marque de verres »
590
, est contredite
par plusieurs autres éléments transmis par Essilor.
579. En effet, selon une étude Gallileo de 2015, 52 % des sondés considèrent que l’information
sur la marque est « assez » (36 %) ou même « très » (16 %) importante
591
. Cette même étude
révèle que seuls 48 % des porteurs de lunettes interrogés ne connaissent pas ou ne sont pas
sûrs de la marque de leurs verres
592
. En outre, 27 % des porteurs de lunettes sont certains
d’être équipés de verres de marques Essilor/Varilux.
580. Deux autres études indiquent, l’une
593
que la marque est un critère « important » ou « très
important » pour 46 % des sondés
, l’autre
594
que 50 % des porteurs de lunettes exposés à une
publicité sur une marque de verres sont enclins à choisir cette marque et à se rendre dans un
magasin qui la propose.
581. En second lieu, les marques d’Essilor constituent nécessairement un avantage significatif,
dans la mesure où ce fabricant est le seul verrier connu du grand public, régulièrement
prescrit par les ophtalmologues et demandé par les consommateurs
595
.
582. Essilor a ainsi elle-même reconnu que la marque Varilux constituait un atout majeur pour
attirer les consommateurs, comme en atteste la déclaration du 26 janvier 2021 de sa directrice
marketing selon laquelle « [l]a notoriété des verres Varilux est sans égale sur le marché :
c’est un puissant levier pour convaincre le consommateur de se rendre en magasin et
s’équiper en verres progressifs »
596
.
583. Une étude Harris Interactive de 2020 identifie Essilor comme la marque de verres la plus
connue et celle associée au plus haut niveau de qualité, « loin devant les autres marques »
597
.
Elle précise en outre : « plus une marque est connue, plus ses verres sont associés à un haut
niveau de qualité (dans un secteur aussi « technique » que les verres de lunettes, sur lesquels
les connaissances du grand public sont relativement limitées, il est probable que tout gain
589
Cote 13169, renvoyant à la présentation de Strategic Marketing de juin 2014, « PAL products knowledge
and Varilux brand evaluation », cotes 11151-11177.
590
Cote 13169.
591
Cote 11111.
592
Cote 11124.
593
Cote 13169, se référant à l’étude Harris Interactive pour SantéClair, « Observatoire des parcours de soins
des Français Thème 5 : Les Français et l’optique », juin 2020, cotes 11454-11507 et spécialement cote
11482.
594
Gallileo Business Consulting, « Essilor : Etude du parcours d’information du porteur de lunettes dans le
cadre de son dernier achat en optique », juin 2015, cote 11099.
595
Cote 2489.
596
Cote 12662.
597
Cote 11462.
111
de notoriété s’accompagne d’un gain en réputation de qualité »
598
. Le lien direct entre la
notoriété et l’image de qualité d’une marque est, partant, mis en évidence.
584. Dans les faits, la réputation d’Essilor se traduit par une demande supplémentaire et
particulière des consommateurs pour ses verres, demande qui bénéficie nécessairement à ses
seuls revendeurs.
585. Une étude de juin 2020 produite par Essilor souligne ainsi la capacité de la marque Varilux
à convertir sa forte notoriété en intention d’achat chez le consommateur
599
. Parallèlement, le
groupe Zeiss mentionne le déficit de crédibilité vis-à-vis de Varilux comme un handicap
commercial à surmonter auprès des opticiens
600
.
586. De même, la notoriété et la réputation de qualité des produits Essilor permettent aux
opticiens de vendre les verres Essilor et Varilux plus cher que les verres concurrents
équivalents, sans que cette différence de prix soit nécessairement justifiée par des qualités
intrinsèques supérieures, comme relevé dans une étude réalisée en avril 2014 par 60 millions
de consommateurs
601
.
587. Par ailleurs, les marques Essilor et Varilux engendrent un important trafic en boutique
602
, ce
qui explique pourquoi les opticiens revendeurs de verres Essilor (y compris affiliés à de
grandes enseignes comme Atol, Optic2000 ou Krys) communiquent largement sur la
présence de produits Essilor via des campagnes de communication sur leur devanture et leur
site Internet, comme l’attestent les éléments réunis par les services d’instruction
603
.
588. De ce point de vue, le droit d’accéder aux produits Essilor et de communiquer sur cette
marque représente un enjeu important pour les opticiens et, plus encore, pour les opticiens
en ligne. Le fondateur du site Happyview déclarait, en avril 2013, sur ce point:
« Quand un patient va voir son médecin et que ce médecin lui déconseille les sites de vente
en ligne, cest très difficile. Mais les médecins sont visités par les visiteurs médicaux
d’Essilor, et il y a des déclarations d’Essilor dans la presse »
604
(soulignement ajouté).
589. En effet, contrairement aux opticiens physiques, les sites de vente en ligne constituent
toujours en France un canal de distribution émergent. À ce titre, ils peuvent moins aisément
compenser l’absence de produits de verriers de renom dans leur catalogue par la notoriété et
le pouvoir rassurant de leur propre enseigne.
590. En dépit de niveaux de satisfaction élevés
605
, il leur est ainsi moins aisé de convertir les
consommateurs novices en matière d’achat de lunettes en ligne.
591. La « transformation client », comme l’a notamment souligné le dirigeant du site
ConfortVisuel
606
, apparait d’ailleurs comme l’un des principaux obstacles au développement
598
Ibid.
599
Cote 11377.
600
Cote 3336.
601
Cotes 12934 à 12940.
602
Cote 7310.
603
Cotes 12958-12961, 12962-12966, 13009-13010, 12950-12951, 12948-12949 et 12952-12953.
604
Cote 9620.
605
Cote 8696.
606
Cote 8681.
112
de la vente en ligne. De ce point de vue, le pouvoir rassurant de la marque et du logo Essilor
aurait été de nature à faciliter cette transformation.
592. Or, c’est précisément ce droit de vendre des produits Essilor et de communiquer sur ces
derniers (y compris ceux que le groupe lui-même estimait adaptés à la vente en ligne, comme
constaté au paragraphe 145 ci-avant), que le groupe Essilor a limité à l’égard des sites de
vente en ligne.
593. Ce comportement a nécessairement entravé le développement des opticiens en ligne, ce que
corroborent les déclarations de plusieurs fondateurs de sites de vente en ligne versées au
dossier :
selon le fondateur du site ConfortVisuel « le fait de voir le logo Essilor permet de
rassurer le client, c’est de notoriété publique. Le logo Essilor a véritablement un impact
sur la confiance tissée entre l’internaute et le vendeur »
607
;
de la même manière, le fondateur d’Happyview indiquait pour sa part que « les
consommateurs français ne connaissent que la marque Essilor. Il n’y a pas un client qui
ne demande pas la marque des verres. Nous sommes obligés de tourner autour du pot.
Soit nous arrivons à rassurer le consommateur sans la marque, soit ils ne commandent
pas. Si demain je peux mettre la marque Essilor, je multiplierais le chiffre d’affaires par
6 ou 7 »
608
;
le dirigeant de Sensee, alors confronté au refus de vente de verres de marques de la part
d’Essilor, déplorait pour sa part dans un article du Figaro en mars 2013 la perte d’un
« argument de vente capital pour convaincre les consommateurs de la qualité des
lunettes vendues en ligne à un prix très inférieur »
609
;
le fondateur du site Direct Optic, confronté à la demande d’Essilor de supprimer toute
référence à sa marque sur le site, a pu mesurer concrètement les conséquences des
restrictions mises en œuvre par Essilor sur son volume d’affaires, et « identifier des
pertes de clients liées à la perte de la présence de la marque Essilor. Plusieurs clients
n'ont pas compris pourquoi la marque des verres n'était plus visible et pensent que "si
ce n'est pas Essilor, c'est chinois et ce n'est pas bien" »
610
. Il a également précisé que le
pourcentage de ventes de verres progressifs a connu une baisse sensible dès le premier
mois suivant le retrait de la mention de l’origine Essilor de ses verres
611
: « Jusqu'au mois
de février 2012, les verres progressifs représentaient environ 37 % des ventes en volume
et environ 60 % en valeur (données de novembre 2011 à février 2012). Depuis l'arrêt de
la mention de marque Essilor en mars 2012, les verres progressifs ne représentent plus
que 32 % des ventes en volume et environ 54 % des ventes en valeur (données de mars
à décembre 2012 ». La pertinence de cette déclaration n’est pas remise en cause par
l’étude économique produite par Essilor, qui en conteste le caractère probant au motif
que la demande de verres fluctuerait de manière importante d’un mois à l’autre
612
. Une
lecture attentive du procès-verbal d’audition du fondateur du site Direct Optic, exploité
607
Cote 8681.
608
Cote 9620.
609
Cote 9389.
610
Cote 53.
611
Ibid.
612
Étude économique du 25 octobre 2021 produite par Essilor en réponse au rapport des services d’instruction,
cote 13464.
113
par la société SAS Optiqual
613
, montre en effet que le constat de la diminution du poids
des verres progressifs est fondé sur des données de mars à décembre 2012, et non sur le
seul mois de mars 2012.
Les effets des pratiques sur les consommateurs
594. Les pratiques mises en œuvre par Essilor ont également eu plusieurs effets négatifs sur les
consommateurs.
595. Elles ont, tout d’abord, entravé le développement d’une concurrence intra-marque, alors que
les clients du e-commerce se déclarent, selon l’étude OpinionWay précitée au
paragraphe 501 nettement plus satisfaits vis-à-vis du prix payé que les clients des magasins
physiques
614
.
596. Ce faisant, elles ont nécessairement favorisé le maintien de prix particulièrement élevés sur
le marché français, en particulier pour les produits « premium » les plus chers.
597. Ce maintien est intervenu dans un contexte où les prix des produits d’optique en France ont
connu une évolution à la hausse entre 2008 et 2018
615
et où près des trois quarts des
consommateurs français jugent les prix des lunettes excessifs et près de sept sur dix
considèrent qu’ils ne sont pas justifiés
616
. Le maintien de prix élevés a également été favorisé
par les limitations en termes de comparaison de prix sur les produits de marques Essilor,
alors qu’Essilor reconnaît elle-même que les consommateurs recourent de façon croissante
à Internet pour s’informer et comparer les produits d’optique, y compris avant un achat en
boutique
617
.
598. Au-delà du prix, les pratiques d’Essilor ont également limité l’accès des consommateurs à
un canal de vente alternatif pourtant tout à fait à même de satisfaire leurs attentes en termes
d’expérience client. Le sondage OpinionWay réalisé fin 2011 sur un échantillon représentatif
de consommateurs révélait à cet égard que les acheteurs en ligne présentent un niveau de
satisfaction élevé et comparable aux acheteurs en magasin, s’agissant de la qualité des verres
et de la qualité de la correction
618
.
599. À cet égard, il apparaît que les intentions de nouvel achat en ligne sont particulièrement
importantes (de l’ordre de 95 %) et en tout état de cause, nettement supérieures à celles
exprimées par les acheteurs en point de vente « physique »
619
.
600. De ce point de vue, les limitations à la « garantie adaptation » Varilux (voir ci-avant,
paragraphes 236 et suivants) ont restreint la qualité du service offert aux consommateurs
dans le cadre de la vente en ligne, ceux-ci se voyant privés de la possibilité de commander à
nouveau des verres en cas d’inadaptation lors du premier rendu, aux frais d’Essilor.
601. Contrairement à ce que soutient Essilor, les effets négatifs entraînés par une telle restriction
sur le consommateur (et, par voie de conséquence, sur l’attractivité des sites) sont
613
Cote 53.
614
Cote 8696.
615
Cote 8982.
616
Cote 185.
617
Cotes 10744-10745 et 11048-11144.
618
Cote 8696.
619
Cote 8707. Rapport préparé par OpinionWay Association Française des Opticiens sur Internet,
28 septembre 2011, « Satisfaction comparée des acheteurs de lunettes sur internet vs en magasin ».
114
indépendants du point de savoir si la garantie était ou non « indispensable »
620
pour acheter
en ligne. Ils sont également indépendants du faible taux de retour observé en pratique auprès
des sites de vente en ligne
621
, qui atteste d’ailleurs de la qualité du service apporté par ces
sites.
602. Le fait est que l’absence de garantie a immanquablement rendu la vente en ligne moins
attractive qu’elle ne l’aurait été en l’absence des restrictions imposées par Essilor, ce sans
justification légitime et objective.
603. Il ressort de ce qui précède que les pratiques mises en œuvre par Essilor sur le marché
français ont affecté négativement la capacité concurrentielle des sites de vente en ligne, en
particulier des sites maintenant une offre entièrement en ligne. Ces éléments indiquent
également que ces pratiques ont maintenu les prix à un niveau artificiellement haut et affecté
le choix des consommateurs.
*
* *
604. Il résulte de l’ensemble de ce qui précède qu’Essilor n’a pas démontré à suffisance
l’existence de facteurs extérieurs de nature à écarter la possibilité que ses pratiques aient pu
avoir des effets anticoncurrentiels ou à indiquer que ces effets ne pourraient être
qu’hypothétiques.
605. Essilor n’a pas davantage produit d’éléments excluant la capacité de son comportement à
fausser la concurrence entre opticiens physiques et site de vente en ligne, au préjudice des
consommateurs. Au contraire, l’Autorité a pu constater que ces effets sont loin d’être
hypothétiques, compte tenu, notamment, de l’importance de la marque Essilor pour le
développement des sites de vente en ligne et des conséquences qu’une limitation de ce
développement a nécessairement emportées en termes de prix et de choix pour les
consommateurs.
Sur la justification des pratiques
606. Essilor soutient, à titre subsidiaire, que son comportement est en tout état de cause justifié
par divers éléments tenant à la protection de ses intérêts commerciaux légitimes et des
consommateurs.
607. À titre liminaire, il ressort d’une jurisprudence constante que pour justifier d’agissements
susceptibles d’enfreindre l’article 102 TFUE, une entreprise en position dominante peut
démontrer, soit que son comportement est objectivement nécessaire, soit que l’effet qu’il
entraîne peut être contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui
profitent également aux consommateurs
622
.
608. Le comportement mis en œuvre doit être indispensable et proportionné à l’objectif poursuivi
ou aux gains d’efficacité allégués. Sur ce fondement, la Cour de justice a par exemple
considéré, s’agissant de la recherche d’une politique de qualité par une entreprise en position
dominante, que « si [celle-ci] est recommandable et légitime […] cette pratique ne peut être
620
Observations d’Essilor en réponse au rapport des services d’instruction, paragraphe 213, cote 13199.
621
Observations en réponse au rapport, paragraphe 213, cote 13199.
622
Arrêt de la Cour de justice du 27 mars 2012, Post Danmark, C-209/10, EU:C:2012:172, point 42.
115
justifiée que si elle ne met pas en place des entraves dont le résultat dépasse lobjectif à
atteindre »
623
.
609. En l’espèce, l’Autorité a constaté aux paragraphes 512 et suivants ci-avant la divergence
entre les principes sensés, selon Essilor, légitimer les restrictions imposées par cette dernière
aux opticiens en ligne et leur application.
610. Cette circonstance, qui révèle déjà en soi l’existence d’une discrimination contraire aux
articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce, s’oppose également à ce que celle-ci
puisse être justifiée sur le fondement des dispositions rappelées ci-avant.
611. En effet, à supposer même que certaines des justifications apportées par Essilor soient
fondées dans leur principe, le comportement d’Essilor qui les sous-tend a nécessairement été
disproportionné, compte tenu de l’absence d’uniformité dans la mise en œuvre de sa
politique commerciale (voir les paragraphes 512 et suivants ci-avant).
612. Ces mêmes considérations ne permettent pas, en outre, de soutenir, comme le fait Essilor,
que les pratiques qui lui sont reprochées pourraient être justifiées sur le fondement des
critères dégagés par la Cour de justice dans son arrêt « Coty » du 6 décembre 2017
624
,
compte tenu des « impératifs de préservation de l’image des produits et des conditions de
vente de produits techniques »
625
.
613. En effet, indépendamment même du fait que cet arrêt concernait l’application de
l’article 101 TFUE dans le cadre d’un réseau de distribution sélective et non un
comportement unilatéral susceptible d’enfreindre l’article 102 TFUE, les critères dégagés
par la Cour ne peuvent, manifestement pas, être utilisés pour justifier le comportement
d’Essilor.
614. De fait, dans son arrêt, la Cour a dit pour droit que si une clause restreignant la capacité des
distributeurs agréés de recourir de manière visible à des plateformes tierces peut être
conforme à l’article 101 TFUE, c’est à condition qu’elle vise à titre principal à préserver
l’image de luxe des produits « pour autant que le choix des revendeurs s’opère en fonction
de critères objectifs de caractère qualitatif, fixés d’une manière uniforme à l’égard de tous
les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire, et que les critères définis
n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire ».
615. Or, ces conditions ne sont manifestement pas remplies en l’espèce. Comme établi aux
paragraphes 478 et suivants ci-avant, les restrictions imposées par Essilor reposaient sur des
critères arbitraires et opaques dont les justifications ont, en outre, été développées ex post
compte tenu des risques, dont elle avait pleinement conscience, que sa politique commerciale
soulevait au regard des règles de concurrence. Par ailleurs, celle-ci a également été mise en
œuvre de façon discriminatoire au regard des principes sensés la justifier.
Sur la protection des intérêts commerciaux d’Essilor
616. Essilor fait valoir que ses pratiques étaient justifiées par la préservation de la qualité et de
l’image de marque de ses produits les plus sophistiqués et le risque de parasitisme. Elle
considère en outre que la soumission de la « garantie adaptation » (voir les paragraphes 236
623
Arrêt de la Cour de justice du 14 février 1978, United Brands et United Brands Continentaal/Commission,
27/76, EU:C:1978:22, point 158.
624
Arrêt de la Cour du 6 décembre 2017, Coty Germany GmbH c/ Parfumerie Akzente GmbH, C-230/16,
EU:C:2017:941.
625
Cote 10804.
116
et suivants ci-avant) au respect du « guide d’adaptation des verres progressifs » (voir les
paragraphes 238 et suivants ci-avant) répond à une contrainte économique et commerciale.
Sur la préservation de la qualité et de l’image de marque des produits Essilor
617. Compte tenu des incertitudes suscitées par l’apparition de la vente en ligne en France, il
existait, selon Essilor un « risque élevé » que les problèmes engendrés par les erreurs de
prises de mesures liées à ce nouveau canal de distribution soient attribués à ses verres. Cette
circonstance justifierait sa politique, dans un contexte où « elle n’avait par ailleurs aucun
intérêt à protéger le canal de distribution physique de la concurrence de la vente en
ligne »
626
.
618. Sur ce point, l’Autorité relève tout d’abord que l’absence alléguée d’intérêt à protéger le
canal de distribution physique ne saurait emporter la conviction, dans la mesure où, comme
l’ont relevé les services d’instruction, la protection du canal physique s’expliquait tant par
la pression en ce sens des opticiens physiques que par la volonté propre d’Essilor de
préserver ses niveaux de marges
627
.
619. Ensuite, les documents internes saisis au sein du groupe Essilor attestent que le choix de
favoriser les opticiens physiques s’est opéré dès 2009 pour des motifs commerciaux, et non
pour des motifs liés à la prise des mesures, invoqués par le groupe Essilor a posteriori
628
.
620. En outre, il a été constaté que, depuis 2009, le groupe Essilor vend, partout dans le monde,
des verres simples et « complexes » (voir les paragraphes 72 et 83 ci-avant) sur ses sites
Internet. Ceux-ci font figurer la marque Essilor et louent la haute qualité et la facilité
d’adaptation de ses produits. Dès lors, Essilor ne saurait utilement soutenir que la vente de
ses verres sur Internet présente un risque pour sa réputation.
621. Enfin, comme expoaux paragraphes 478 et suivants ci-avant, les doutes, exprimés a
posteriori par Essilor, sur la capacité des opticiens « pure players » à garantir la prise de
mesure de l’écart pupillaire ne reposent sur aucun élément factuel. Il en va de même de
l’impact prétendument négatif de la vente en ligne sur la satisfaction des porteurs.
622. Ces arguments doivent donc être rejetés.
Sur le risque de parasitisme
623. Essilor justifie également ses pratiques par l’existence d’un risque de « parasitisme » lié au
fait que les « pure players » encourageraient leurs clients à se rendre chez les opticiens
physiques pour la prise de mesures et l’ajustage des montures.
624. Toutefois, Essilor ne fournit aucun élément circonstancié à l’appui de ses allégations, en
dehors de quelques mentions, figurant sur les sites easyverres.com, Happyview et
Opticien24 (racheté depuis par Essilor)
629
.
625. En outre, ces sites ne font qu’évoquer la possibilité pour les clients, en cas de difficultés
persistantes d’adaptation, de se rapprocher d’un opticien physique, étant rappelé que le site
626
Cote 10805.
627
Cote 13073.
628
Cotes 76, 1151, 1273, 2230-2231, 990, 861, 10342 et 10507.
629
Cote 10751.
117
Happyview a développé des partenariats avec des magasins dès 2012. Par ailleurs, en tout
état de cause, ces sites proposaient une garantie « satisfait ou remboursé »
630
.
626. Dans ces conditions, le risque de parasitisme invoqué par Essilor n’est pas établi et apparaît,
en toute hypothèse, mineur.
627. Pour l’ensemble de ces raisons, les justifications invoquées par le groupe Essilor tenant à la
préservation de ses intérêts commerciaux légitimes doivent donc être écartées.
Sur le conditionnement du bénéfice de la garantie adaptation au respect d’un
protocole de prise de mesures en magasin
628. S’agissant de la soumission du bénéfice de la « garantie adaptation » au respect d’un
protocole de prise de mesures en magasin, Essilor met en avant les contraintes économiques
et commerciales liées à ce type de garantie
631
.
629. Toutefois, aucun élément au dossier ne permet de considérer que l’extension du bénéfice de
la garantie adaptation à des sites de vente en ligne constituerait une contrainte particulière
par rapport à celle qu’Essilor assume vis-à-vis des opticiens physiques.
630. Comme déjà rappelé ci-avant (voir les paragraphes 498 et suivants), il apparaît en effet que
les sites de vente en ligne connaissent des taux de retour très faibles, ce qu’Essilor admet
elle-même dans ses écritures
632
.
631. La satisfaction des clients des opticiens en ligne a d’ailleurs été constatée dans l’étude
réalisée par l’institut OpinionWay pour l’Association Française des Opticiens sur Internet
en 2011
633
. L’Autorité relève également que l’opticien en ligne Sensee justifiait, en 2012,
d’un taux de retour inférieur à 2 %
634
.
632. Par ailleurs, aucun élément ne permet d’affirmer, comme le fait Essilor, que les faibles taux
de retour s’expliqueraient par le fait que les clients seraient « moins accompagnés pour
exprimer leur insatisfaction »
635
.
633. Au contraire, il apparaît que les sites de vente en ligne fournissent des informations sur les
spécificités liées aux verres progressifs et la nécessité d’une période d’adaptation. Ils
proposent en outre l’accès aux conseils personnalisés d’un opticien, notamment en cas de
difficultés persistantes. De même, la plupart des sites de vente en ligne offrent une garantie
« satisfait ou remboursé » de 30 jours, voire de 100 jours pour certains, ce qui est supérieur
au délai de la garantie offerte par Essilor ainsi qu’au délai légal de rétraction
636
.
Sur les arguments relatifs aux objectifs de protection de la santé des
consommateurs.
634. Essilor fait valoir que les restrictions induites par sa politique commerciale seraient en tout
état de cause justifiées au regard de l’objectif légitime de protection des consommateurs.
630
Cote 13075.
631
Cotes 10805 et 10806.
632
Cote 10806.
633
OpinionWay, rapport pour l’Association Française des Opticiens sur Internet, avril 2011, cotes 8687-8711.
634
Cote 2040.
635
Cote 10806 et 10807.
636
À titre d’illustration, voir cote 10112.
118
635. Elle rappelle à cet égard le caractère « inadapté et insatisfaisant » de la vente en ligne de
verres « complexes »
637
(voir les paragraphes 128 et suivants ci-avant), d’ailleurs souligné
selon elle par de nombreux professionnels, et soutient avoir adopté la même position à
l’étranger.
636. L’Autorité considère toutefois que les restrictions imposées par le groupe Essilor aux sites
de vente en ligne poursuivaient des visées purement commerciales.
637. Il apparaît en effet que les motifs liés à la prise de mesures et à la santé des consommateurs
ont été invoqués a posteriori pour justifier la stratégie élaborée initialement. Ce point est
clairement illustré par la version initiale du compte-rendu de réunion du 19 janvier 2012
638
,
cité par Essilor, qui identifiait la nécessité d’explorer des pistes « pour limiter la vente de
verres progressifs sur internet », la mention relative à la protection des consommateurs ayant
été ajoutée dans un second temps.
638. La stratégie décidée par le groupe Essilor ne reposait ainsi, dès l’origine, sur aucun élément
factuel démontrant l’existence d’un danger pour les consommateurs ayant recours aux
opticiens en ligne actifs en France.
639. En outre, comme indiqué aux paragraphes 478 et suivants ci-avant, les éléments du dossier
attestent de la pleine capacité des sites de vente en ligne à vendre des verres progressifs,
qualifiés de « complexes » par Essilor (voir le paragraphe 60 ci-avant).
640. Comme déjà souligné, le niveau de satisfaction des acheteurs de lunettes en ligne en France
est élevé, que ce soit pour les verres « simples » ou « complexes » (voir le paragraphe 60
ci-avant).
641. S’agissant, enfin, de la position d’Essilor à l’étranger, les éléments du dossier indiquent en
outre que l’ensemble des sites « pure players » détenus par Essilor ont vendu et vendent des
lunettes montées de verres progressifs. Dans ce cadre, la déclaration du Président du groupe,
prétendant qu’Essilor ne vendait pas de verres progressifs sur ses sites FramesDirect et
EyeBuyDirect, était manifestement inexacte
639
642. Il ressort de l’ensemble de ce qui précède qu’indépendamment même de son application
arbitraire, la politique commerciale discriminatoire d’Essilor ne poursuivait en tout état de
cause aucun objectif de nature à la justifier.
c) Sur la durée des pratiques
643. Essilor conteste les dates de début (29 avril 2009, date d’un échange interne à Essilor, voir
ci-avant paragraphe 122) et de fin (date de la notification de griefs, soit le 23 décembre 2020)
retenues par les services d’instruction pour déterminer la durée des pratiques visées dans le
grief n° 1.
644. Elle considère en effet que l’échange du 29 avril 2009
640
est trop vague pour être considéré
comme participant à l’élaboration des pratiques anticoncurrentielles qui lui sont reprochées.
Elle soutient, partant, que les pratiques alléguées ne peuvent, en toute hypothèse, avoir
débuté qu’à compter de la première restriction en matière de communication figurant au
637
Cote 13194.
638
Cotes 10444 et 10439.
639
Pour FramesDirect voir cotes 10164-10165, et, pour EyeBuyDirect, 10180-10182 et 12753-12764.
640
Cote 1061.
119
dossier d’instruction, soit le 25 mai 2010, date de la mise en demeure du site
Acheter-lunettes.com
641
.
645. En ce qui concerne la fin des pratiques, Essilor soutient que les services d’instruction
n’apportent aucun élément de preuve des prétendues pratiques postérieurement au mois de
décembre 2013
642
, hormis ceux, contestables, relatifs à la « garantie adaptation » et aux CPV
Varilux.
Sur le point de départ des pratiques
646. L’Autorité constate que l’échange du 29 avril 2009 fait clairement référence à l’interdiction
de vente de verres Varilux sur Internet (« la recommandation d’Essilor France est de ne pas
proposer Varilux dans un modèle de ecommerce dont Essilor est acteur»), élément central
de la politique commerciale discriminatoire sanctionnée au titre du premier grief.
647. Par ailleurs, la présentation « Projet Clair – Distribution par internet », jointe à ce courriel,
révèle que cette décision faisait partie d’une stratégie plus globale et mûrement réfléchie,
conçue pour « tenter d’assurer une distribution « sélective » des produits ». Dans ce cadre,
l’objectif était de réserver en exclusivité les produits d’Essilor à certains réseaux et de mettre
en œuvre une veille sur les prix sur Internet, avec un « plan d’action si un distributeur casse
les prix »
643
.
648. Ces documents constituent, comme tels, des actes préparatoires précis sous-tendant la
politique discriminatoire d’Essilor vis-à-vis des sites de vente en ligne. Cette politique ayant
été effectivement mise en œuvre par Essilor, ils en constituent une partie nécessaire et
indissociable qu’il est, à ce titre, légitime de retenir comme point de départ des pratiques
constituant le premier grief.
649. Dans ces conditions, l’Autorité considère que la première manifestation concrète de la
politique discriminatoire mise en place par Essilor à l’endroit des sites de vente en ligne
français est effectivement l’échange du 29 avril 2009 retenu par les services d’instruction.
Sur la date de fin des pratiques
650. Il ressort des éléments du dossier et des développements ci-avant que le maintien, à compter
de 2014, des conditions de garantie restrictives contenues dans les CGV Essilor et les CPV
Varilux, qui ont vocation à s’appliquer à l’ensemble des ventes de verres correcteurs
d’Essilor, atteste que les pratiques d’Essilor ont perduré de façon ininterrompue, à tout le
moins jusqu’à la notification de griefs.
d) Sur les entités responsables
651. Il ressort des éléments exposés ci-avant que la société Essilor International SAS a mis en
œuvre les pratiques qui lui sont reprochées au titre du premier grief et que sa responsabilité
peut ainsi être engagée de ce chef en tant qu’auteur.
652. S’agissant en revanche de la société BBGR, également mise en cause au titre du premier
grief, l’Autorité constate que les documents mis en avant par les services d’instruction
attestent que BBGR a participé à certains échanges ou réunions relatifs à la politique
641
Observations en réponse d’Essilor au rapport, paragraphe 354, cote 1202.
642
Observations en réponse d’Essilor au rapport, paragraphe 357, cote 13225.
643
Cote 1066.
120
d’Essilor vis-à-vis des sites de vente en ligne en France. Toutefois, le seul élément attestant
de la participation active de BBGR dans la politique commerciale élaborée et mise en œuvre
par Essilor International SAS est son intervention auprès du site Visiofactory en 2013 décrite
au paragraphe 228 ci-avant. Cet élément est en lui-même insuffisant, au regard des
circonstances de l’espèce, pour retenir la responsabilité de BBGR dans la mise en œuvre de
la pratique.
e) Conclusion sur le grief n°1
653. Sur la base des éléments précédemment exposés, l’Autorité considère qu’Essilor a abusé de
sa position dominante, en mettant en œuvre une politique commerciale discriminatoire
comportant, d’une part, des restrictions en termes de communication et, d’autre part, des
restrictions en termes de garanties, ciblant spécifiquement les sites de vente en ligne et visant
à freiner leur progression sur le marché de la distribution des lunettes de vue en France, et
ce sur une période s’étendant du 29 avril 2009 au 23 décembre 2020.
2. S’AGISSANT DU GRIEF N° 2
654. Le second grief notifié par les services d’instruction à Essilor consiste en la diffusion d’un
discours trompeur en vue d’entraver la pénétration et le développement de la vente en ligne
de lunettes de vue en France.
a) Le rappel des principes applicables
655. Il ressort de la pratique décisionnelle de l’Autorité, que les comportements dénigrants
consistent à jeter publiquement le discrédit sur une personne, un produit ou un service
identifié. Ils se distinguent de la simple critique dans la mesure où ils émanent d’un acteur
économique qui cherche à bénéficier d’un avantage concurrentiel en pénalisant son
compétiteur
644
.
656. Plusieurs critères sont pertinents pour considérer qu’un dénigrement puisse être qualifié
d’abus de position dominante.
657. En premier lieu, l’Autorité s’attache à vérifier si le discours commercial tenu par l’entreprise
en position dominante relève de constatations objectives ou s’il procède d’assertions non
vérifiées
645
.
644
Décisions n° 20-D-11 du 9 septembre 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du
traitement de la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA), paragraphe 770 (recours pendant) ;
17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des dispositifs
transdermiques de fentanyl, paragraphe 530 ; 13-D-11 du 14 mai 2013 relative à des pratiques mises en
œuvre dans le secteur pharmaceutique, paragraphe 365 et 13-D-21 du 18 décembre 2013 relative à des
pratiques mises en œuvre sur le marché français de la buprénorphine haut dosage commercialisée en ville,
paragraphe 360.
645
Décisions n° 17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des
dispositifs transdermiques de fentanyl, paragraphe 532 ; 07-D-33 du 15 octobre 2007 relative à des pratiques
mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l’accès à Internet à haut débit,
paragraphe 305 ; voir également les décisions 13-D-11, précitée, paragraphe 367 et 13-D-21, précitée,
paragraphe 362.
121
658. À titre d’exemple, dans le secteur pharmaceutique, l’Autorité considère que, s’il est loisible
à un laboratoire pharmaceutique de mettre en exergue les qualités objectives d’un produit,
le fait de souligner non pas seulement des qualités, mais des différences qui dans le
contexte du discours tenu et des conditions dans lesquelles il est entendu ne peuvent se
comprendre que comme des différences substantielles, de nature à soulever un doute objectif
sur les qualités des spécialités génériques concurrentes ou sur les risques associés à la
substitution, peut témoigner d’une volonté d’induire le praticien en erreur et être constitutif
d’un abus de position dominante
646
.
659. Dans des secteurs réglementés, comme l’énergie ou la téléphonie, l’Autorité a relevé,
s’agissant de pratiques de discours commercial trompeur :
« si le discours d’une entreprise en position dominante mettant en avant les avantages de
ses offres commerciales auprès de ses consommateurs ne présente aucun caractère
anticoncurrentiel, il en va différemment si ce discours est de nature à induire ses
interlocuteurs en erreur de manière à tenter d’évincer ses concurrents »
647
.
660. En revanche, dans un arrêt du 9 janvier 2019, la Cour de cassation a précisé que la
divulgation d’une information se rapportant à un sujet d’intérêt général et reposant sur une
base factuelle suffisante n’est pas constitutive d’un dénigrement, sous réserve qu’elle soit
exprimée avec une certaine mesure
648
.
661. En deuxième lieu, il convient de déterminer si le discours commercial de l’entreprise
dominante a été de nature à influencer la structure de marché.
662. Cette analyse est effectuée in concreto, en considération des spécificités du secteur concerné
et, à ce titre notamment, de la plus ou moins grande sensibilité des destinataires de
l’information à son contenu. Dans ce cadre, l’Autorité en examine les effets attendus ou réels
auprès des partenaires commerciaux ou de la clientèle potentielle de ses concurrents
649
.
663. La cour d’appel de Paris a, par exemple, pris en compte, pour confirmer le caractère abusif
de communications mises en œuvre par un laboratoire pharmaceutique, le fait que les
professionnels de santé concernés avaient peu de connaissances en matière de
pharmacologie, comme en matière de réglementation des spécialités génériques, et se
caractérisaient par leur aversion à toute prise de risque. Dans un tel contexte, elle a considéré
que la diffusion d'une information négative, voire l'instillation d'un doute sur les qualités
intrinsèques d'un médicament, pouvait le discréditer immédiatement auprès de ces
professionnels
650
.
646
Décisions 13-D-11, précitée, paragraphe 373 et 13-D-21, précitée, paragraphe 365. Analyse confirmée
par l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 11 juillet 2019, Janssen-Cilag SAS, 18/01945, point 353 ; voir
également arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020, A.St.A World-Wide, 18-15.651.
647
Décision n° 17-D-06 du 21 mars 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la fourniture
de gaz naturel, d’électricité et de services énergétiques, paragraphe 140. Voir également, décision n° 09-D-24
du 28 juillet 2009 relative à des pratiques mises en œuvre par France Télécom sur différents marchés de
services de communications électroniques fixes dans les DOM, paragraphe 206.
648
Arrêt de la Cour de cassation, Com., 9 janvier 2019, pourvoi 17-18.350, voir également, l’arrêt de la cour
d’appel de Paris du 11 juillet 2019, Janssen-Cilag SAS, 18/01945, point 353.
649
cisions 17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des
dispositifs transdermiques de fentanyl, paragraphe 537 ; n° 10-D-32, précitée, paragraphe 307 ; voir également
les décisions 13-D-11, précitée, paragraphe 368 et n° 13-D-21, précitée, paragraphe 363.
650
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 18 décembre 2014, RG n°2013/12370.
122
664. Les modalités de diffusion du discours commercial de l’entreprise dominante peuvent
également constituer un critère d’analyse pertinent.
665. À ce titre, le caractère ciblé ou non des communications a pu être parfois être pris en compte.
666. Ainsi, dans la décision n° 16-D-23 du 24 octobre 2016 relative à des pratiques mises en
œuvre dans le secteur des actes prothétiques, l’Autorité a écarté la qualification de
dénigrement au motif que la communication litigieuse visait « un très grand nombre de
chirurgiens-dentistes, sans cibler de catégorie de professionnels en particulier » et ne visait
pas spécifiquement les professionnels qui n’étaient pas affiliés à l’organisme auteur du
communiqué
651
. De même, dans un arrêt du 21 décembre 2017, la cour d’appel de Paris a
estimé que le courriel type envoà certains maires par TDF, bien que contenant une
présentation « incomplète, et à ce titre trompeuse », n’était toutefois pas constitutif d’un
abus, dans la mesure où l’information qu’il contenait n’était « pas orientée contre les
sociétés concurrentes de la société TDF »
652
(soulignements ajoutés).
667. De manière analogue, dans la décision n° 12-D-19, pour écarter l’existence d’un
dénigrement dans le secteur du blanchiment des dents, l’Autorité a relevé que les propos
tenus par les organismes représentatifs des chirurgiens-dentistes avaient consisté en des
propos généraux et que « leur cible n’est jamais individualisée et ils ne permettent ni
d’identifier un opérateur particulier notamment l’une ou l’autre des entreprises
saisissantes – ni la prestation susceptible de lui être associée »
653
.
668. Parmi les autres facteurs pris en compte, la cour d’appel de Paris a jugé que « l’expérience
enseigne que la tenue d’un discours dénigrant par une entreprise en position dominante à
l’encontre d’un produit concurrent nouveau est potentiellement apte à entraver son accès
au marché »
654
. Elle a également pris en considération le fait que les communications
s’insèrent dans une « stratégie globale et structurée »
655
.
669. En troisième et dernier lieu, il convient que soit établi un lien entre la domination de
l’entreprise et la pratique de dénigrement
656
.
670. Ce lien peut résulter de la notoriété de l’entreprise concernée et de la confiance que lui
accordent les acteurs du marché, qui sont de nature à renforcer significativement l’impact de
son discours. L’Autorité a ainsi pris en considération le fait que l’entreprise mise en cause
651
Décision n° 16-D-23 du 24 octobre 2016 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des actes
prothétiques ou de pose d’implants par les chirurgiens-dentistes, paragraphes 88 et 89.
652
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 21 décembre 2017, RG n° 16/15499, paragraphe 141, confirmé par
l’arrêt de la Cour de cassation, 16 décembre 2020, pourvoi 18/11.034.
653
Décision n° 12-D-19 du 26 septembre 2012 relative à des pratiques dans le secteur du blanchiment et de
l’éclaircissement des dents, paragraphes 100 et 101.
654
Arrêt du 11 juillet 2019, Janssen-Cilag SAS, n° 18/01945, point 410.
655
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 18 décembre 2014, RG n°2013/12370.
656
Décisions 20-D-11, précitée, paragraphe 771 ; 17-D-25, précitée, paragraphe 531 ; 09-D-14 du
25 mars 2009 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la fourniture de l’électricité,
paragraphes 57 et 58, confirmée par l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 23 mars 2010, Gaz et électricité de
Grenoble, 09/09599 ; voir également la décision 10-D-32 du 16 novembre 2010 relative à des pratiques
mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l’accès à Internet à haut débit, paragraphe 305
et les décisions 13-D-11, précitée, paragraphe 366 et n° 13-D-21, précitée, paragraphe 361.
123
bénéficiait aux yeux du grand public de la réputation et de la notoriété d’un ancien monopole
gérant un service public
657
.
b) L’application en l’espèce
671. Les services d’instruction reprochent à Essilor d’avoir diffusé un discours consistant, d’une
part, entre novembre 2008 et avril 2011 (ci-après la « première période »), à véhiculer l’idée
erronée que la vente en ligne de lunettes de vue était illégale en France et, d’autre part, à
partir d’avril 2011 (ci-après la « seconde période »), à mettre en doute la qualité et la sécurité
des produits vendus sur les sites de vente en ligne.
672. Pendant la seconde période, le grief reproche plus précisément à Essilor (i) d’avoir critiqué
de manière générale et indifférenciée la vente en ligne de lunettes de vue ; (ii) d’avoir
véhiculé une définition floue de la distinction entre verres « simples » et verres
« complexes » et affirmé que la vente en ligne n’était pas adaptée à la commercialisation de
cette dernière catégorie ; (iii) d’avoir affirmé de manière mensongère qu’Essilor ne
commercialisait pas de verres correcteurs en ligne, (iv) d’avoir affirmé ou laissé entendre
que l’accompagnement personnalisé par un opticien ou un ophtalmologue dans le cadre de
l’achat de verres correcteurs n’était pas réalisable en ligne et (v) d’avoir tenu des propos
particulièrement critiques à l’égard des « pure players ».
673. Essilor considère qu’aucune des conditions prévues par la jurisprudence pour la qualification
d’un abus de position dominante fondé sur la diffusion d’un discours commercial trompeur
n’est remplie en l’espèce.
674. S’agissant de la première période, et contrairement à l’analyse des services d’instruction, il
apparaît que les éléments du dossier notamment le projet de communiqué de crise
d’avril 2009 dans lequel le groupe affirmait que la question de la vente en ligne ne se posait
pas dans la mesure où la vente d’équipement optique sur Internet était interdite en France
ne permettent pas de considérer de façon certaine qu’Essilor a effectivement diffusé à
l’extérieur un discours commercial trompeur (voir les paragraphes 120 à 125 ci-avant). Ils
ne permettent pas non plus d’identifier précisément à quelle fréquence et auprès de qui ce
discours aurait été diffusé.
675. Dès lors, indépendamment même du contenu de ces documents, leur effet actuel ou potentiel
sur la structure du marché n’est pas suffisamment démontré en l’espèce.
676. S’agissant de la seconde période, les services d’instruction ont considéré qu’Essilor avait
diffusé un discours commercial trompeur consistant en une série de déclarations de
différente teneur, synthétisées dans le tableau ci-dessous, ayant pour objectif de jeter le doute
sur la qualité et la sécurité des verres correcteurs vendus sur les sites de vente en ligne.
GRIEF N° 2 DECLARATIONS PUBLIQUES D’ESSILOR
La Tribune 4 avril 2011
Entretien avec le PDG d’Essilor
international
Cote 9835
« Nous pensons que l’offre Internet est mieux adaptée à des verres
simples qu’à des verres complexes comme les verres progressifs pour
lesquels des prises de mesures supplémentaires par l’opticien sont
nécessaires » (soulignement ajouté).
657
cisions 17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des
dispositifs transdermiques de fentanyl, paragraphe 538 ; 07-D-33, précitée, paragraphe 79 ; voir également
les décisions n° 13-D-11, précitée, paragraphe 369 et n° 13-D-21, précitée, paragraphe 364.
124
Communiqué du 22 novembre
2011
Cote 9799
« Essilor France estime que la santé visuelle des Français ne peut être
assurée quau travers d
une filière intégrant les professionnels de
l’optique que sont les ophtalmologistes et les opticiens. En effet, un
équipement optique de qualité nécessite de la part de ces professionnels
un conseil personnalisé qui tient compte des besoins visuels précis des
porteurs, dune grande précision dans la prise de mesures, dune
garantie de lorigine des produits vendus et dun contrôle strict de
l’
équipement lors de sa remise au consommateur.
Aujourd’hui, la vente à distance ne permet pas de garantir ces services ;
c’est pourquoi nous avons décidé de ne pas associer les verres de
marques Essilor aux sites de vente de lunettes en ligne » (soulignement
ajouté).
Les Echos 27 avril 2012
Entretien a
vec le PDG d’Essilor
International
Cote 9697
« Sur certains sites réglementés, dans certains pays, nous pouvons être
amenés à vendre des verres simples, mais aucune de nos grandes
marques n’y sera présente et cela reste très marginal. La visite chez
l’opticien reste la meilleure façon de protéger et corriger sa vue »
(soulignement ajouté).
Le Figaro 28 mars 2013
Entretien avec M. X… (Sensee)
Cote 9390
« Quant à Essilor, interrogé sur sa position vis-à-vis de la vente en
ligne, ilne recommande pas aujourd’hui la vente à distance des verres
correcteurs Essiior [sic]”. La vente sans rencontre avec un opticien en
magasin ne garantit pas, selon nous,
le respect du protocole
nécessaire à la bonne prise en charge du patient et à la délivrance de
lunettes correctrices
parfaitement adaptées à ses besoins et à sa
morphologie ” » (soulignement ajouté).
Présentation du 29 août 2013 des
résultats du 1
er
semestre 2013
PDG d’Essilor
Cotes 10097 et 10098
« L’Internet est très bien pour des solutions simples, des yeux
médicalement sans problème et lorsque cela est organisé de manière
saine. En revanche, cela constitue une véritable catastrophe lorsque
cela est sauvagement pris par des cow-
boys qui ne regardent pas
l’intérêt du consommateur. Cela existe partout dan
s le monde.
Lorsqu’on touche aux verres progressifs, aux fortes myopies,
astigmatismes et que cela se combine, seuls l’ophtalmologiste ou
l’optométriste, combiné à un opticien professionnel pourra vous
conseiller. Vous ne trouverez pas cela sur Internet. Par contre, si vous
trouvez une monture à votre goût et que vous êtes myope de moins 1,5,
vous pouvez aisément vous rendre sur Internet » (soulignement ajouté).
« […]
il y a quelques années, nous avons intégré les distributions
Internet aux États-Unis. Nous avons réitéré ce processus récemment
avec FramesDirect.com et EyeBuyDirect.com, sur lesquels
vous ne
trouverez pas nos marques, ni même des verres progressifs
sophistiqués. En revanche, cela satisfait tout à fait un certain nombre
de consommateurs ayant envie d’acheter une monture à trois heures du
matin ou un dimanche après-midi et de dépenser 50 dollars pour des
verres simples » (soulignement ajouté).
Courrier du 20 décembre 2013 de
la Direction commerciale verres
France à ses clients
Cote 854
« […] si la vente en ligne peut, pour des besoins simples, répondre à de
nouveaux modes de consommation, les verres ophtalmiques demeurent
des produits de santé.
C’est pourquoi, nous sommes vigilants à ce que nos verres complexes,
et en particulier les verres Varilux, soient commercialisés par des
professionnels qualifiés capables de réaliser une prestation qui repose
notamment sur une analyse fine des besoins visuels du porteur, un
ajustage systématique de la monture et des prises de mesures précises.
I1 en va de la performance de nos verres, de la satisfaction et de la
sécurité des porteurs ».
125
Le Figaro 28 février 2014
Entretien avec le PDG
Cote 9853
Les verres Varilux, en tant que verres progressifs, « ne se prêtent pas à
la vente en ligne ».
Déclaration du 19 février 2015 lors
de la présentation des résultats de
2014
Directeur général adjoint d’Essilor
International
Cote 10055
« […] nous trouvons pour le moment que les technologies ne sont pas
tout à fait là pour accomplir des choses très bien dans le domaine des
verres progressifs. Certains se vendent en ligne et nous estimons que ce
n’est pas tout à fait là où ça devrait être. Nous nous concentrons sur les
verres pour les myopes pour le moment et nous évaluerons ce qu’il en
sera à moyen terme » (soulignement ajouté).
« C’est la raison pour laquelle vous ne visualisez pas la marque Varilux
sur aucun de nos sites Internet. Nous considérons que la technologie
n’est pas là et que ce produit est pour les opticiens, les optométristes.
Eux seuls sont capables de garantir aux consommateurs, grâce à leurs
services et à leurs compétences, qu’un verre progressif sera bien
prescrit et bien monté ».
« on ne trouv
e pas sur internet nos grandes marques de verres
progressifs. La personnalisation est dédiée exclusivement à l’ensemble
des réseaux traditionnels d’opticiens et d’optométristes ».
Rapport annuel 2015-2016 publié
le 12 mai 2016
Cote 9865
« la vente en ligne est un canal bien adapté à la vente des lentilles de
contact, des équipements solaires, des lunettes de lecture et des verres
de prescription simples ».
677. Il ressort des éléments ci-dessus que certains de ces propos établissant une dichotomie peu
claire, voire arbitraire, entre les verres « simples » et les verres « complexes », ou laissant
entendre qu’Essilor ne vendait pas de verres « complexes » en ligne, sont susceptibles d’être
trompeurs.
678. De même, certaines prises de position d’Essilor ont pu véhiculer l’idée trompeuse que la
vente en ligne ne permettait pas de bénéficier des conseils personnalisés d’un opticien (voir
les paragraphes 134 et suivants ci-avant).
679. Toutefois, l’Autorité considère que prises dans leur globalité, les caractéristiques de ces
communications ne permettent pas d’identifier une pratique de discours trompeur sur le
fondement des articles 102 TFUE et L.420-2 du code de commerce.
680. Tout d’abord, outre que les services d’instruction n’ont retenu que neuf déclarations
publiques susceptibles de constituer un dénigrement abusif entre 2011 et 2016, soit en
moyenne moins de deux déclarations par an sur la période considérée, ces déclarations
n’identifient pas clairement le produit, le service ou le tiers qui serait visé par le discours
trompeur.
681. Les déclarations d’Essilor visent en effet indistinctement la « vente en ligne », la « vente à
distance » ou « Internet », sans identifier avec davantage de précision une catégorie de
professionnels, qui peut pourtant, ainsi qu’il l’a été relevé ci-avant, recouvrir une grande
diversité d’acteurs comprenant, notamment, ceux uniquement dédiés à la vente en ligne,
comme Sensee, (les « pure players ») et ceux disposant tant de magasins physiques que de
sites de vente en ligne. Par ailleurs, les déclarations litigieuses visent une catégorie de
services fluctuante, puisqu’elles font référence à la vente en ligne tantôt de verres correcteurs
en général, tantôt de « verres complexes », tantôt de « verres progressifs », tantôt de « verres
progressifs sophistiqués » ou de verres de marque Essilor et, en particulier, de marque
Varilux (voir le tableau au paragraphe 676 ci-avant).
126
682. En outre, la communication d’Essilor ne ciblait pas une catégorie spécifique d’interlocuteurs
et, en particulier, ne visait pas un public, comme, par exemple, les ophtalmologues, qui
auraient pu, de par leur qualité de prescripteurs, avoir une influence particulière dans la
décision des consommateurs de se tourner vers la vente en ligne. Au contraire, les éléments
de communication recensés s’adressent alternativement, et ce de façon peu fréquente, au
grand public (notamment les déclarations à la presse), à des clients ou à des investisseurs.
683. Enfin, il n’est pas établi au regard des éléments au dossier, qu’Essilor ait tenté d’influencer,
par une stratégie de communication, les pouvoirs publics français, la seule pièce citée par
les services d’instruction en ce sens, à savoir les déclarations d’Essilor lors d’une réunion
fin 2009 du Conseil Interprofessionnel de l’Optique, ne présentant pas de caractère
probant
658
.
684. Il ressort de ce qui précède que les éléments au dossier ne permettent pas d’identifier une
communication globale et structurée visant une catégorie de destinataires spécifiques.
685. Au contraire, ainsi qu’il a été relevé ci-dessus, le contenu du discours d’Essilor a fluctué au
fil des différentes déclarations, faisant référence à la vente en ligne de verres de catégories
différentes. En outre, les différentes prises de position d’Essilor ne répondent pas à un plan
de communication préétabli mais semblent correspondre à des prises de position ponctuelles
répondant à un contexte spécifique (déclarations directes ou reprises par la presse, un
communiqué de presse, un courrier envoyé à des clients d’Essilor et deux présentations de
résultats d’Essilor aux investisseurs et à la presse).
686. À la lumière de ces éléments, et des critères rappelés ci-avant, l’Autorité estime que si
certaines prises de position d’Essilor ont pu faire une présentation erronée et, à cet égard
trompeuse, de la distribution en ligne des verres correcteurs, elles ne constituent pas, compte
tenu de leur caractère isolé, diffus, fluctuant, et parfois non public, un discours commercial
trompeur de nature à influencer la structure de marché et limiter le développement de la
vente en ligne en France.
687. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de retenir le grief n° 2 notifié le 30 décembre 2020.
E. SUR L’IMPUTABILITE
1. RAPPEL DES PRINCIPES APPLICABLES
688. Il résulte dune jurisprudence constante que les articles L. 420-1, L. 420-2 du code de
commerce et 101 du TFUE visent les infractions commises par des entreprises. La notion
d’entreprise doit être comprise comme désignant une unité économique, même si, du point
de vue juridique, celle-ci est constituée de plusieurs personnes physiques ou morales. Cest
cette entité économique qui doit, lorsquelle enfreint les règles de concurrence, répondre de
cette infraction, conformément au principe de responsabilité personnelle
659
.
658
Cotes 12975 et 12980. Lors de cette réunion, le CIO s’est interrogé sur la possibilité de soutenir auprès
d’instances ministérielles le conditionnement des remboursements par la Sécurité Sociale à la délivrance du
produit en magasin physique. Essilor a déclaré que « faire des propositions, c’est prendre le risque de
s’enfermer. Il vaut mieux réaffirmer que l’on est contre [la vente en ligne des lunettes de vue] ».
659
Voir, notamment les arrêts de la Cour de justice du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission,
C-97/08 P, Rec. p. I-08237, points 55 et 56, et du 20 janvier 2011, General Quimica/Commission, C-90/09 P,
127
689. Ainsi, en droit interne comme en droit de l’Union, au sein dun groupe de sociétés, le
comportement dune filiale peut être imputé à la société mère notamment lorsque, bien
qu’ayant une personnalité juridique distincte, cette filiale ne détermine pas de façon
autonome son comportement sur le marché, mais applique pour lessentiel les instructions
qui lui sont données par la société mère, eu égard en particulier aux liens économiques,
organisationnels et juridiques qui unissent ces deux entités juridiques
660
.
690. Dans le cas particulier où une société mère détient, directement ou indirectement par le biais
d’une société interposée, la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale auteur d’un
comportement infractionnel, il existe une présomption selon laquelle cette société mère
exerce une influence déterminante sur le comportement de sa filiale. Dans cette hypothèse,
il suffit pour lautorité de concurrence de rapporter la preuve de cette détention capitalistique
pour imputer le comportement de la filiale auteur des pratiques à la société mère. Il est
possible à la société mère de renverser cette présomption en apportant des éléments de
preuve susceptibles de démontrer que sa filiale détermine de façon autonome sa ligne
d’action sur le marché. Si la présomption n’est pas renversée, l’autorité de concurrence sera
en mesure de tenir la société mère pour solidairement responsable pour le paiement de la
sanction infligée à sa filiale
661
.
691. Ainsi que la rappelé la cour dappel de Paris dans son arrêt Lacroix Signalisation e.a.,
précité, ces règles dimputabilité, qui découlent de la notion dentreprise visée aux articles
101 TFUE et 102 TFUE, relèvent des règles matérielles du droit européen de la concurrence.
L’interprétation quen donnent les juridictions européennes s’impose donc aux autorités
nationales de concurrence lorsquelles appliquent le droit européen ainsi quaux juridictions
qui les contrôlent
662
.
692. Par ailleurs, comme lont rappelé les juridictions tant internes que de lUnion, cette
présomption est compatible avec les principes de responsabilité personnelle et
d’individualisation des peines. En effet, lorsqu’une entité économique enfreint les règles de
concurrence, il lui incombe, selon le principe de la responsabilité personnelle, de répondre
de cette infraction.
2. APPLICATION AU CAS DESPECE
693. Comme relevé au paragraphe 34 ci-avant, la concentration entre les sociétés Essilor et
Luxottica a été autorisée par la Commission le 1
er
mars 2018
663
.
694. Le 1
er
octobre 2018, la société Essilor International SA ancienne holding du groupe Essilor
est devenue la société EssilorLuxottica SA nouvelle holding détenant 100 % des sociétés
Rec. p. I-0001, point 36 ; voir, également l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 29 mars 2012, Lacroix
Signalisation e.a., p. 18 et 20.
660
Arrêts Akzo Nobel e.a./Commission, précité, point 58, General Quimica/Commission, point 37, et Lacroix
Signalisation e.a., précité, p. 18 et 19.
661
Akzo Nobel e.a./Commission, précité, points 60 et 61, General Quimica/Commission, points 39 et 40, et
Lacroix Signalisation e.a., précité, p. 19 et 20.
662
Voir également, en ce sens, l’arrêt de la Cour de justice du 4 juin 2009, T-Mobile Netherlands e.a., C-8/08,
Rec. p. I-04529, points 49 et 50.
663
cision n° COMP/M. 8394 Essilor/Luxottica du 1
er
mars 2018.
128
Essilor International SAS dans laquelle toutes les filiales anciennement détenues par
Essilor International SA ont été transférées et Luxottica Group SpA
664
.
695. En application des principes susvisés, l’influence déterminante de la société Essilor
International SA sur la société Essilor International SAS peut être présumée. Cette
présomption n’étant pas contestée, elle est réputée établie. Il convient donc de retenir comme
suit la responsabilité au titre du grief n° 1 notifié le 30 décembre 2020 :
pour la période du 29 avril 2009 au 23 décembre 2020 à la société Essilor International
SAS, en tant qu’auteure ; et
pour la période du 1
er
octobre 2018 au 23 décembre 2020, à la société EssilorLuxottica
SA, en tant que société mère.
F. SUR LES SANCTIONS
696. Les dispositions du I de l’article L. 464-2 du code de commerce et l’article 5 du règlement
(CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de
concurrence prévues aux articles [101 TFUE] et [102 TFUE] (JO 2003, L1, p. 1) habilitent
l’Autorité à imposer des sanctions pécuniaires aux entreprises et aux organismes qui se
livrent à des pratiques anticoncurrentielles interdites par les articles L. 420-1 et L. 420-2 du
code de commerce, ainsi que par les articles 101 et 102 du TFUE.
697. Le troisième alinéa du I de l’article L. 464-2 du code de commerce précité prévoit que « les
sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance
du dommage causé à l’économie, à la situation individuelle de l’organisme ou de
l’entreprise sanctionnée ou du groupe auquel l’entreprise appartient et à l’éventuelle
réitération de pratiques prohibées par le [titre VI du livre IV du code de commerce]. Elles
sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de
façon motivée pour chaque sanction ».
698. Par ailleurs, aux termes du quatrième alinéa du I de l’article L. 464-2 du même code, « le
montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 10 % de montant du chiffre
d’affaires mondial hors taxes le plus élevé au cours d’un des exercices clos depuis l’exercice
précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. Si les comptes de
l’entreprise concernée ont été consolidés ou combinés en vertu des textes applicables à sa
forme sociale, le chiffre d’affaires pris en compte est celui figurant dans les comptes
consolidés ou combinés de l’entreprise consolidante ou combinante ».
699. En l’espèce, l’Autorité appréciera ces critères légaux selon les modalités pratiques décrites
dans son communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions
pécuniaires (ci-après, le « communiqué sanctions »)
665
.
664
Document de référence 2018 d’EssilorLuxottica, page 38.
665
Le 30 juillet 2021, l’Autorité, tenue de prendre en compte les modifications législatives apportées par la loi
2020-1508 du 3 décembre 2020 et de l’ordonnance n° 2021-659 du 26 mai 2021, a adopté un nouveau
communiqué relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires, lequel abroge et remplace le
communiqué du 16 mai 2011. Cette modification n’est toutefois pas applicable en l’espèce. Il y a donc lieu de
faire application du communiqué du 16 mai 2011.
129
1. SUR LA DETERMINATION DU MONTANT DE BASE DE LA SANCTION
700. Le communiqué sanctions énonce que « Le montant de base est déterminé pour chaque
entreprise ou organisme en fonction de l’appréciation portée par l’Autorité sur la gravité
des faits et sur l’importance du dommage causé à l’économie (…) » (point 22).
701. La durée des pratiques constituant un facteur pertinent pour apprécier tant la gravité des
faits
666
, que l’importance du dommage causé à l’économie
667
, elle fera l’objet d’une prise en
compte sous ce double angle selon les modalités pratiques décrites dans le communiqué
sanctions précité.
a) Sur la valeur des ventes affectées
Rappel des principes applicables
702. En application du point 23 du communiqué sanctions, la pratique décisionnelle de l’Autorité
retient comme assiette du montant de base pour le calcul de la sanction, la valeur des ventes
réalisées par l’entreprise mise en cause pour les biens ou les services qui sont en relation
avec l’infraction.
703. Par ailleurs, selon le point 33 du communiqué sanctions, la valeur des ventes est déterminée
par référence au dernier exercice comptable complet de mise en œuvre des pratiques.
Toutefois, suivant le point 37 du même communiqué, lorsque ce dernier exercice « ne
constitue manifestement pas une référence représentative, l’Autorité retient un exercice
qu’elle estime plus approprié ou une moyenne d’exercices, en motivant ce choix ».
Application au cas d’espèce
704. Essilor soutient que l’Autorité porterait atteinte au principe de proportionnalité si elle
retenait, au titre de la valeur des ventes en relation avec l’infraction, le montant total de ses
ventes de verres correcteurs pour déterminer le montant de base de la sanction. Selon Essilor,
la valeur des ventes à prendre en compte en l’espèce devrait être uniquement celle des verres
dits « complexes » (voir paragraphe 60), et donc des verres progressifs, catégorie la plus
proche, au motif que seul ce type de verres serait visé par les pratiques susvisées.
705. Cet argument ne résiste pas à l’analyse. En effet, aux termes des points 23 et 33 du
communiqué sanctions, l’Autorité retient comme assiette du montant de base pour le calcul
de la sanction la valeur des ventes réalisées par l’entreprise mise en cause pour les biens ou
les services qui sont « en relation avec l’infraction ».
706. De surcroît, il ressort d’une jurisprudence constante que l’Autorité prend en compte, au titre
de la détermination de la valeur des ventes, l’ensemble des ventes réalisées sur le marché
concerné par l’infraction, que lesdites ventes aient ou non été réellement affectées par cette
infraction, la partie du chiffre d’affaires provenant de la vente des produits faisant l’objet de
666
Voir, en ce sens, arrêts de la Cour de cassation du 28 juin 2003, Domo services maintenance, n° 01-00.528,
et du 28 juin 2005, Novartis Pharma, n° 04-13.910.
667
Arrêt de la Cour de cassation du 12 juillet 2011, Lafarge ciments e.a., n° 10-17.482 et 10-17.791.
130
l’infraction étant la mieux à même de refléter l’importance économique de cette
infraction
668
.
707. En l’espèce, comme il a été démontré ci-avant, les pratiques en cause ont été mises en œuvre
sur le marché français de la fourniture en gros de verres correcteurs finis, tous types de
matériaux, nature de la correction visuelle ou canaux de distribution confondus
669
(paragraphes 426 et suivants).
708. À cet égard, contrairement à ce que soutient Essilor et comme il a été démontré aux
paragraphes 127 et suivants ci-avant, l’expression verres « complexes » est utilisée
indifféremment pour faire faire référence aux verres unifocaux et aux verres progressifs. Il
n’est par ailleurs pas contesté par la mise en cause que le marché de produits concerné par
la pratique est celui de la fourniture en gros de verres correcteurs finis, tous verres de
correction compris
670
, sans qu’il soit besoin de distinguer entre les verres dits « complexes »
et les autres types de verres. Ainsi, dans la mesure où les pratiques en cause ont porté tant
sur les verres progressifs que sur les verres unifocaux, il n’y a pas lieu de restreindre la valeur
des ventes en relation avec l’infraction aux seuls verres progressifs.
709. Il ressort de ce qui précède que la valeur des ventes à prendre en compte correspond au
chiffre d’affaires réalisé pour la fourniture des verres correcteurs unifocaux et des verres
progressifs, représentant l’ensemble des catégories de produits en relation avec l’infraction.
710. En l’espèce, conformément au point 33 du communiqué sanctions rappelé au
paragraphe 703 ci-avant, le dernier exercice complet de participation à l’infraction est celui
de l’année 2019 pour Essilor International. Il convient donc de retenir une valeur des ventes
de [Confidentiel]
671
.
b) Sur la gravité de la pratique
Rappel des principes applicables
711. Lorsqu’elle apprécie la gravité d’une infraction, l’Autorité tient notamment compte de la
nature de l’infraction, de la nature du secteur, de la qualité des personnes susceptibles d’être
affectées et des caractéristiques objectives de l’infraction
672
.
712. Par ailleurs, l’Autorité considère de façon constante que des pratiques intervenant « dans le
secteur de la santé publique, dans lequel la concurrence est déjà réduite en raison de
l’existence d’une réglementation destinée à assurer le meilleur service de santé pour la
population tout en préservant les équilibres budgétaires du système d’assurance maladie »
sont, de manière générale, particulièrement graves
673
.
668
CJUE, 11 juillet 2013, aff. C-444/11 P, Team Relocation e.a. c. Commission, pt. 76 ; CJUE, 19 avril 2015,
C-286/13 P, Dole Food et Dole Fresh Fruit Europe c. Commission, EU:C:2015:184, pts. 148-149. Cass. com.,
22 septembre 2021, n° 18-21.436, paragraphes 50 à 55.
669
Voir également la décision de la Commission européenne du 1
er
mars 2018, M. 8394 Essilor / Luxottica,
paragraphe 112.
670
Cote 10764.
671
Cotes 12621 et 12624 à 12628.
672
Point 26 du communiqué sanctions.
673
Voir notamment la décision n° 13-D-11, paragraphe 641, confirmée par les arrêts de la cour d’appel de Paris
du 18 décembre 2014 et de la Cour de cassation du 18 octobre 2016, ainsi que la décision13-D-21, confirmée
par les arrêts de la cour d’appel de Paris du 26 mars 2015 et de la Cour de cassation du 11 janvier 2017.
131
Application au cas d’espèce
713. Essilor conteste que les pratiques en cause en l’espèce revêtent une « particulière gravité ».
714. Elle soutient, en premier lieu, que l’absence d’encadrement par les pouvoirs publics de la
vente des produits d’optique antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi n° 2014-344 du
17 mars 2014 relative à la consommation, dite « loi Hamon », justifierait les comportements
qui lui sont imputés, et rappelle, à cet égard, que l’absence de clarté d’une législation a déjà
été considérée comme une circonstance atténuante par l’Autorité
674
.
715. En deuxième lieu, elle réitère les arguments qu’elle a déjà formulés (voir ci-avant,
paragraphes 605 et suivants) quant à l’existence de justifications objectives relatives à la
protection de la santé des consommateurs et de ses intérêts commerciaux légitimes. Selon
Essilor, ces circonstances, à supposer qu’elles ne puissent être retenues au titre de la
qualification des pratiques, devraient à tout le moins être prises en considération pour en
modérer la gravité.
716. En troisième et dernier lieu, elle allègue que la circonstance que le développement des ventes
en ligne de lunettes n’ait pas connu l’essor escompté par les acteurs du secteur serait
imputable à d’autres facteurs que les pratiques en cause. Ces facteurs, déjà mentionnés aux
paragraphes 532 et suivants ci-avant, incluent la réticence généralisée de l’ensemble des
acteurs du secteur quant à la vente de ces dispositifs médicaux en ligne, la relation
particulière qu’entretiennent les consommateurs français avec leur opticien physique,
l’insuffisance des services proposés sur Internet ou encore la complexité des sites de vente
en ligne.
717. Aucun de ces arguments ne saurait toutefois prospérer.
Sur le défaut de clarté du régime juridique de la vente en ligne
718. À titre liminaire, il convient de souligner qu’ainsi qu’il a été rappelé aux paragraphes 360 à
389 ci-avant, Essilor est en position dominante sur le marché français de la fourniture en
gros de verres correcteurs finis. Elle est, à ce titre, tenue à une responsabilité particulière de
ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée
675
et
il ne lui appartenait pas, ainsi, de se substituer aux pouvoirs publics en imposant des
restrictions ne reposant sur aucune justification objective.
719. Par ailleurs, comme il a été rappelé au paragraphe 397 ci-avant, si l’exploitation abusive
d’une position dominante constitue une notion objective, l’existence d’une intention
674
Décision n° 17-D-06 du 21 mars 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la fourniture
de gaz naturel, d’électricité et de services énergétiques, paragraphe 177.
675
Voir, notamment, arrêts de la Cour du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, aff. 85/76,
EU:C:1979:36 ; du 9 novembre 1983, Michelin/Commission, aff. 322/81, EU:C:1983:313, point 57 ; du
2 avril 2009, France Télécom/Commission, C -202/07 P, EU:C:2009:214, point 105 ; du 12 mai 2022, Servizio
Elettrico Nazionale e.a. / Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato e.a., C-377/20, EU:C:2022:379,
point 74 ; décisions du Conseil de la concurrence n° 07-D-33 du 15 octobre 2007 relative à des pratiques mises
en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l’accès à Internet à haut débit, paragraphe 77 et
n° 09-D-24 du 28 juillet 2009 relative à des pratiques mises en œuvre par France Télécom sur différents
marchés de services de communications électroniques fixes dans les DOM sur différents marchés,
paragraphe 216 ; décisions de l’Autorité de la concurrence n° 17-D-06 du 21 mars 2017 relative à des pratiques
mises en œuvre dans le secteur de la fourniture de gaz naturel, d’électricité et de services énergétiques,
paragraphes 123 et 124 et n° 19-D-26 du 19 décembre 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le
secteur de la publicité en ligne liée aux recherches, paragraphe 322.
132
manifeste de s’abstraire des règles de concurrence constitue une circonstance pertinente dans
le cadre de l’examen des pratiques reprochées à Essilor.
720. En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que les pratiques mises en œuvre par Essilor
se sont inscrites dans une stratégie délibérée visant à préserver le marché traditionnel de la
vente de produits d’optique du développement de la vente en ligne, et à réserver ses produits
de marque aux opticiens physiques
676.
721. Les éléments rappelés notamment aux paragraphes 120 et suivants ci-avant attestent
qu’Essilor avait manifestement conscience de la licéité de la vente en ligne des verres
correcteurs
677
et de l’absence de circonstances légitimes de nature à justifier la mise en œuvre
de restrictions à l’égard des sites de vente en ligne
678
.
722. À cet égard, un courriel interne du responsable du pôle juridique d’Essilor International
alertait la direction marketing d’Essilor dès 2011 sur le fait que « d’un point de vue juridique,
en l’état de la réglementation et de la jurisprudence, nous ne pouvons ni interdire la revente
de nos produits sur internet, ni refuser de vendre ses produits aux opticiens en ligne ».
723. Le même courriel atteste qu’Essilor avait également conscience des risques que sa stratégie
lui faisait courir au regard des règles de concurrence. Son auteur souligne en effet que la
question des restrictions à la vente en ligne « est particulièrement sensible notamment pour
les autorités de concurrence (plusieurs décisions ont été rendues et ce depuis plusieurs
années maintenant, pour sanctionner des fournisseurs refusant la revente en ligne de leurs
produits ou leur imposant de mettre en place des conditions de vente en ligne) ».
724. C’est donc en connaissance de cause qu’Essilor a décidé de limiter autant que possible la
distribution de ses verres par des sites de vente en ligne. Elle l’a fait en élaborant un
argumentaire artificiel centré sur la protection des consommateurs visant à légitimer a
posteriori les restrictions mises en œuvre et ce alors même que dès le 12 juin 2009, le
ministère de la Santé et des Sports, via le communiqué de la direction de l’hospitalisation et
de l’organisation des soins, avait clairement pris position (voir ci-avant, paragraphe 540) et
que la licéité de la vente en ligne de lunettes de vue avant la loi Hamon était connue des
acteurs du secteur, telle l’Union des opticiens (voir, ci-avant, paragraphe 541)
679
.
725. De surcroît, dès la fin des années 2000, plusieurs sites de vente en ligne (par exemple
Happyview, ConfortVisuel ou Direct Optic) proposaient des lunettes de vue de manière
transparente vis-à-vis des autorités françaises chargées de la santé et de la sécuri
sanitaire
680.
Enfin, le groupe Essilor a lui-même fourni des verres de qualité Essilor et
Varilux sous marque blanche à des acteurs du commerce en ligne en France dès 2010 au
moins (voir paragraphes 426 et suivants).
726. Il ressort de ce qui précède que l’argument relatif au défaut de clarté du régime juridique
applicable à la vente en ligne avant l’adoption de la loi Hamon, dont l’un des objectifs était
précisément d’encourager le développement de ce mode de commercialisation, ne saurait
être retenu, en l’espèce, pour atténuer la gravité des pratiques.
676
Voir notamment les cotes 1273, 990, 10342, 1061 et 1066.
677
Cote 2006.
678
Voir, par exemple, les cotes 2080-2083, 2503 et 10366-10367,
679
Cotes 12262 et 12263.
680
Cotes 9385 et 183-184.
133
Sur l’existence de justifications objectives
727. Les arguments d’Essilor visant à justifier les restrictions mises en œuvre ne sauraient
davantage prospérer, pour les motifs exposés ci-avant (voir les paragraphes 606 et suivants
ci-avant).
728. S’agissant tout d’abord des arguments relatifs à la protection de la santé publique, la
circonstance même qu’Essilor ait vendu des verres correcteurs sous marque blanche à
certains sites de vente en ligne suffit à démontrer leur caractère purement artificiel.
729. Les arguments relatifs à la protection des intérêts commerciaux d’Essilor et à ses craintes
d’atteinte à sa réputation sont tout autant dénués de fondement, dès lors que, comme exposé
ci-avant (voir paragraphes 616 et suivants), Essilor a, d’une part, appliqué en France une
politique commerciale à géométrie variable à l’égard de ses différents partenaires, et, d’autre
part, n’a cessé de développer la vente en ligne de verres correcteurs à l’étranger depuis 2009,
sur ses sites ou des sites tiers
681
.
Sur les facteurs externes allégués par Essilor
730. La portée des allégations d’Essilor en ce qui concerne l’influence de facteurs externes aux
pratiques sur le développement de la vente en ligne doit également être relativisée pour les
motifs précédemment exposés aux paragraphes 480 à 483 (réticence généralisée de
l’ensemble des acteurs du secteur quant à la vente de verres correcteurs en ligne), 544 à 552
(relation particulière des consommateurs français avec leur opticien physique), 478 à 510
(insuffisance des services proposés sur Internet ) et 563 (complexité des sites de vente en
ligne).
*
* *
731. Il résulte de ce qui précède que la pratique en cause présente un caractère de gravité certain.
En outre, l’Autorité relève que les pratiques en cause ont spécifiquement visé un canal de
vente émergent et comme telles, nécessairement limité la concurrence sur les prix et la
qualité dans le secteur de la santé.
732. Enfin, l’impact des pratiques en cause a été d’autant plus grand que celles-ci ont été mises
en œuvre dès le début de la vente en ligne, à la fin des années 2000, et avaient toujours cours
à la date de la notification de griefs en décembre 2020.
c) Sur l’importance du dommage causé à l’économie
Rappel des principes applicables
733. L’importance du dommage causé à l’économie ne se confond pas avec le préjudice qu’ont
pu subir les victimes des pratiques en cause, mais s’apprécie en fonction de la perturbation
générale qu’elles sont de nature à engendrer pour l’économie
682
.
734. Dans un arrêt du 26 janvier 2010, Adecco France, la cour d’appel de Paris a précisé,
s’agissant du périmètre de cette perturbation générale, que « l’appréciation de l’importance
du dommage à l’économie […], qui ne se limite pas, par principe, à la seule atteinte au
681
Cotes 8549, 8550, 10178, 10187, 10193, 10205, 10216, 10225 et 11939.
682
Voir, par exemple, l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 8 octobre 2008, SNEF, 07/18040, page 4.
134
surplus économique des consommateurs, doit porter sur la perte du surplus subie par
l’ensemble des opérateurs du marché, entreprises concurrentes, offreurs ou
demandeurs »
683
.
735. L’existence du dommage à l’économie ne se présume pas
684
, mais s’apprécie de manière
objective et globale en prenant en compte l’ensemble des éléments pertinents de l’espèce.
736. Cependant, il convient de rappeler que si, selon une jurisprudence constante, l’Autorité n’est
pas tenue de chiffrer précisément le dommage causé à l’économie, elle doit néanmoins
procéder à une appréciation de son existence et de son importance, en se fondant sur une
analyse aussi complète que possible des éléments du dossier et en recherchant les différents
aspects de la perturbation générale du fonctionnement normal de l’économie engendrée par
les pratiques en cause
685
. Pour apprécier le dommage causé à l’économie, l’Autorité prend
en considération les effets tant avérés que potentiels de la pratique
686
.
737. Enfin, l’Autorité tient notamment compte, pour apprécier l’incidence économique de la
pratique en cause, de l’ampleur de l’infraction, telle que caractérisée en particulier par sa
couverture géographique ou par la part de marché de l’entreprise sanctionnée sur le marché
concerné, de sa durée, de ses conséquences conjoncturelles ou structurelles, ainsi que des
caractéristiques économiques du secteur concerné
687
.
Application au cas d’espèce
738. Essilor soutient que la pratique constitutive du premier grief n’est pas susceptible, compte
tenu notamment de sa faible ampleur et des caractéristiques économiques du secteur, d’avoir
eu un impact significatif en France, sur le développement des ventes en ligne des verres
correcteurs, d’une part, et, d’autre part, sur le prix des verres correcteurs. Elle se fonde à cet
égard sur deux notes économiques, l’une produite en réponse au rapport des services
d’instruction
688
, l’autre produite en réponse à certaines observations du service économique
de l’Autorité formulées lors de la séance du 9 décembre 2021
689
.
Sur l’ampleur de la pratique
739. Essilor prétend que les services d’instruction n’ont pas analysé le marché sur lequel la
pratique a eu lieu, à savoir le marché aval de la distribution de produits d’optique. Elle
considère notamment qu’ils n’ont pas quantifié l’impact probable des pratiques en cause sur
le développement de la vente en ligne de lunettes en France ni pris en considération d’autres
facteurs susceptibles d’influencer les ventes en ligne.
740. Ce reproche est infondé.
683
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 janvier 2010, Adecco France, 09/03532.
684
Arrêt de la Cour de cassation du 7 avril 2010, Orange France e.a., 09-12984, 09-13163 et 09-65940.
685
Arrêt de la Cour de cassation du 7 avril 2010, Orange France e.a., 09-12984, 09-13163 et 09-65940.
686
Arrêt de la Cour de cassation du 28 juin 2005, Novartis Pharma, 04 13910.
687
Arrêt de la Cour de cassation du 28 juin 2005, Novartis Pharma, 04 13910.
688
Étude économique fournie par Essilor au soutien de ses observations en réponse au rapport des services
d’instruction, cotes 13444-13480.
689
Étude économique fournie par Essilor en délibéré en réponse aux observations du service économique
formulées lors de la séance, cotes 13504-13526.
135
741. Comme rappelé ci-avant au paragraphe 733, l’examen de l’ampleur d’une pratique n’a,
comme les autres critères d’appréciation du dommage à l’économie, pas pour objet de
déterminer ses effets concrets sur le marché mais vise à apprécier le degré de perturbation
du marché qu’elle est susceptible d’entraîner.
742. À cet égard, il ressort de l’instruction que les pratiques d’Essilor ont été mises en œuvre sur
l’ensemble du territoire national par une entreprise disposant d’une part de marché très
importante sur le marché des verres correcteurs, lequel représente plus de la moitié de la
valeur totale de produits optiques, loin devant les montures, les lunettes solaires et les
lentilles. (voir ci-avant, paragraphe 360)
743. L’instruction a également permis d’établir qu’en raison, notamment, de la position et de la
notoriété d’Essilor sur ce marché, les pratiques en cause étaient de nature à affecter le
développement du marché aval de la vente en ligne de lunettes en France, étant observé que
les Français consacrent aux produits d’optique le budget le plus élevé d’Europe
690
.
744. Enfin, les pratiques en cause ont été mises en œuvre pendant une durée importante de près
de 10 ans.
745. Il ressort de ce qui précède que les pratiques reprochées à Essilor sont d’une ampleur
significative.
Sur les caractéristiques économiques du secteur en cause
746. Selon Essilor, les services d’instruction n’ont pas pris en compte certains facteurs liés à la
demande des produits d’optique qui justifieraient le faible développement de la vente en
ligne de ces produits.
747. D’après elle, les revendeurs en ligne ne seraient pas en mesure d’offrir la même qualité de
services que les points de vente physiques. Or les consommateurs seraient attachés à ces
services, comme le démontrerait leur fidélité à leur opticien, observée dans toute l'Europe,
où plus de 60 % des consommateurs seraient des clients récurrents de leur opticien
691
.
748. Essilor conteste également que ses marques constituent un facteur d’attractivité pour les
opticiens en ligne. Elle estime, en se fondant sur l’étude économique produite au soutien de
ses observations
692
, que les achats en ligne concerneraient des produits optiques d’entrée de
gamme. De fait, le positionnement « haut de gamme » des verres Essilor les rendrait
inadaptés à la vente en ligne.
749. Essilor estime, en outre, que les consommateurs français seraient moins sensibles au prix
que leurs homologues européens, en raison de « systèmes de remboursement
exceptionnellement élevés » et d’un reste à charge ne représentant, en moyenne, que
légèrement plus de 20 % du prix total des lunettes de vue
693
. Selon le fabricant, dans la
mesure où le prix est l’« élément moteur »
694
des achats en ligne, cette circonstance
expliquerait le faible développement de vente en ligne de produits optiques en France.
690
Cote 9110.
691
Cote 13217, renvoyant aux cotes 13445 et suivantes.
692
Cote 13218.
693
Ibid, renvoyant à la cote 13448.
694
Voir observations d’Essilor, cote 13217, s’appuyant sur l’étude économique précitée.
136
750. Dans ce contexte, Essilor ajoute que ses produits, de gamme supérieure, sont encore moins
susceptibles d’être achetés en ligne que des produits optiques d’entrée de gamme.
751. Essilor, s’appuyant sur l’étude économique produite au soutien de ses observations en
réponse au rapport des services d’instruction
695
, relève ainsi que dans 22 pays européens, le
prix moyen des lunettes de vue vendues sur ses propres sites en ligne est environ quatre fois
moins élevé que celui des lunettes de vue vendues tous canaux de vente confondus. Ce
constat confirmerait que les produits optiques achetés en ligne sont en moyenne d’une
gamme inférieure.
Sur la qualité des services offerts par les opticiens en ligne et la fidélité des
consommateurs à leur opticien physique
752. S’agissant de l’argument selon lequel la vente en ligne ne répondrait pas aux attentes de
qualité de service des consommateurs, l’Autorité a déjà relevé aux paragraphes 465 et
suivants ci-avant, y compris sur la base de documents internes à Essilor
696
, que les sites
Internet de ventes de lunettes de vue proposent des interfaces adaptées à la vente de verres
correcteurs, et notamment à nombre de verres « complexes ». Cette circonstance explique
en outre en partie que les ventes en ligne représentent jusqu’à 14 % des ventes de lunettes
de vue
697
dans d’autres pays.
753. À cet égard, Essilor n’apporte aucun élément démontrant le caractère prétendument « sous
optimal » de l’expérience d’achat en ligne pour une « part importante des consommateurs »,
comme l’affirme une des études économiques produites au soutien de ses observations
698
.
754. Une étude de satisfaction réalisée par l’institut OpinionWay fin 2011 sur un échantillon
représentatif de consommateurs
699
révèle, au contraire, que les acheteurs en ligne
présentaient un niveau de satisfaction élevé comparable à celui des acheteurs en magasin
s’agissant de la qualité des verres et de la qualité de la correction, ainsi qu’un niveau de
satisfaction nettement plus élevé vis-à-vis du prix payé que les clients des magasins
physiques.
755. Ce constat n’est pas remis en cause par l’enquête Gfk réalisée en 2017 pour GrandVision
700
selon laquelle plus d’un tiers des personnes interrogées n’ont pas l’intention d’acheter une
nouvelle paire de lunettes de vue en ligne avant un délai de cinq ans, tandis que 52 % des
porteurs de lunettes renouvellent effectivement leur paire (en ligne ou en magasin) avant
deux ans, et que 88 % renouvellent effectivement leur paire avant quatre ans. En effet, outre
que l’étude révèle, a contrario, que près de deux tiers des clients de sites de vente en ligne
ont l’intention de réitérer leur achat via ce canal, ces chiffres ne fournissent en tant que tels,
aucune indication utile quant à leur niveau de satisfaction.
756. De plus, comme il sera démontré aux paragraphes 759 et suivants ci-après (et comme le
rappelle d’ailleurs Essilor
701
), les acheteurs en ligne sont potentiellement plus sensibles au
695
Cote 13218.
696
Cotes 13024 et 13025.
697
Cote 13363.
698
Cote 13445.
699
Cote 8696.
700
Gfk, « GrandVision Future Optics Market. Report of the consumer study and other insights. », janvier 2018,
cote 13455.
701
Cote 13217.
137
prix. Cette circonstance apparaît plus à même de justifier la moindre fréquence de
renouvellement observée sur le canal de vente en ligne que la prétendue insatisfaction, au
demeurant nullement établie, des consommateurs alléguée par Essilor.
757. En outre, et comme le montre l’étude même produite par Essilor au soutien de ses
observations en réponse au rapport des services d’instruction, certains pays connaissent des
taux de pénétration des ventes en ligne significativement plus importants qu’en France, alors
même que la fidélité des consommateurs à leur opticien physique n’y est pas moins
marquée
702
.
758. Par exemple, il ressort d’une étude datée de 2018
703
produite par Essilor que les
consommateurs allemands recourent plus fréquemment à la vente en ligne que les
consommateurs français alors qu’ils sont encore plus attachés au conseil en magasin.
Sur le niveau de sensibilité au prix des consommateurs
759. Essilor soutient qu’en raison de l’existence d’un système de remboursement particulièrement
avantageux, le consommateur français bénéficie, pour une même dépense individuelle
nominale, d’un budget total plus important que ses voisins européens. Cette circonstance le
rendrait moins sensible au prix et, partant, moins susceptible de recourir à la vente en ligne.
760. Toutefois, l’Autorité considère que cet argument ne peut expliquer le développement
relativement limité des ventes en ligne en France par rapport, notamment, aux États
européens voisins
761. Il sera en premier lieu observé qu’Essilor sous-estime le reste à charge effectivement
supporté par les consommateurs français, ce qui la conduit à minimiser leur sensibilité aux
prix des verres optiques.
762. Sur ce point, selon une étude datée de 2012, produite par Essilor à l’appui de ses écritures
704
,
le reste à charge des consommateurs français était substantiellement plus élevé pendant la
période couverte par les pratiques que ne le prétend Essilor, qui se fonde sur uniquement sur
le reste à charge pour l’année 2020. En effet, comme rappelé au paragraphe 559 ci-avant, ce
n’est qu’à partir de 2016 que les employeurs du secteur privé ont eu l’obligation de proposer
une couverture complémentaire de santé collective à leurs salariés. Dès lors, avant cette date,
la part des consommateurs français ayant accès à une assurance complémentaire de san
était moindre et le reste à charge plus élevé pour une partie d’entre eux.
763. L’Autorité relève, par ailleurs, sur le même point, que les estimations d’Essilor reposant sur
une comparaison des restes à charge moyens en France et dans d’autres États
705
la conduisent
à exagérer l’importance du lien de causalité entre la politique de remboursement en France
et la propension des consommateurs français à acheter des produits en moyenne plus haut
de gamme.
764. En effet, contrairement à ce que laissent supposer les différentes études économiques
produites par Essilor, les niveaux de prix pratiqués par les détaillants, indépendamment des
702
Cotes 13217-13218, 13445 et suivantes.
703
Étude menée par Silmo, Mido et GfK, « OMO Optical Monitor, Wave 8 Result Présentation », 2
9 septembre 2018, cotes 13345 et 13365.
704
Selon l’étude de Gallileo Business Consulting de 2012 fournie par Essilor (cotes 11830 -11833), le reste à
charge sur le prix total moyen facturé était en France en 2012 d’environ 37 %, soit une proportion presque
deux fois supérieure à celle initialement mentionnée dans l’étude économique d’Essilor.
705
Cotes 13511 et 13512.
138
différences de qualité et de gamme, ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. Sur ce point,
dans son rapport précité de 2013, la Cour des comptes a relevé l’existence d’un différentiel
de prix entre la France et d’autres pays, et a noté par ailleurs l’importance des marges des
intervenants de la filière
706
.
765. En deuxième lieu, la circonstance, à la supposer avérée, que la politique de remboursement
suivie en France conduirait les consommateurs français à acheter des lunettes plus
sophistiquées que celles achetées par les consommateurs dans d’autres pays européens n’est
manifestement pas de nature à priver de tout intérêt économique l’achat des mêmes produits
en ligne à un meilleur tarif.
766. Sur ce point, comme l’ont relevé les services d’instruction et comme il sera à nouveau abordé
aux paragraphes 771 et suivants, le canal de vente en ligne n’est pas exclusivement réservé
à la distribution de produits « bas de gamme ». Les services d’instruction ont également mis
en évidence l’importance pour les consommateurs français de la qualité et du prix des
produits
707
. Dans ces conditions, et quelle que soit la sensibilité au prix des consommateurs,
la pratique reprochée à Essilor était de nature à limiter leur possibilité de mettre en
concurrence les produits.
767. Enfin, en tout état de cause, plusieurs éléments recueillis au cours de l’instruction témoignent
d’une forte sensibilité au prix du consommateur français pour ce type de produits.
768. L’étude Gallileo de 2012 produite par Essilor
708
révèle par exemple que « 36 % des porteurs
de lunettes choisissent leur opticien pour des motifs économiques, ce qui atteste que pour
une partie importante des consommateurs, le prix n’est pas seulement un élément important,
mais un critère de choix essentiel ». De même, l’étude QualiQuanti de juin 2017 établit que
« 35 % des consommateurs considèrent le rapport qualité/prix des lunettes et verres
proposés comme un critère essentiel dans le choix de leur opticien »
709
. L’étude Gallileo de
juin 2015 montre quant à elle que pour 66 % des consommateurs, le prix est une information
très importante, tandis que 48 % estiment que les promotions sont une information très
importante, et 41 % assez importante
710
.
769. Une autre étude produite par Essilor à l’appui de ses écritures
711
atteste, de surcroît, que le
prix des lunettes de vue est le second critère le plus important pour les consommateurs
français, juste après la qualité des verres. Ces données révèlent d’ailleurs que les
consommateurs français accordent aux prix une importance égale ou supérieure aux
consommateurs anglais, allemands et espagnols
712
.
770. Il ressort de ce qui précède que le lien de causalité allégué par Essilor entre le reste à charge
et le recours à la vente en ligne ne peut être établi et qu’il ne peut être conclu à une moindre
appétence du consommateur français pour les ventes en ligne par rapport à ses voisins
européens.
706
Notamment le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, voir cotes 915 et 916.
707
Cotes 11778 et 11111.
708
Résumé de l’étude de Gallileo Business Consulting de 2012 fournie par Essilor, cotes 11830 à 11833.
709
Cote 11778.
710
Cote 11111.
711
Étude menée par Silmo, Mido et GfK, « OMO Optical Monitor, Wave 8 Result Présentation »,
29 septembre 2018, cotes 13345 et 13365.
712
Cotes 13355, 13360 et 13365.
139
Sur la circonstance que la vente en ligne concernerait essentiellement les verres
à bas prix
771. Pour contester que les ventes en ligne aient pu être affectées par les pratiques qui lui sont
reprochées, Essilor soutient que les verres qu’elle fabrique ne sauraient, compte tenu de leur
positionnement « haut de gamme », représenter un quelconque facteur d’attractivité pour ce
canal de vente.
772. Elle en veut pour preuve le fait, souligné dans l’étude économique
713
produite en délibéré au
soutien de ses observations, que les prix moyens des achats en ligne observés dans plusieurs
pays européens sont très inférieurs à ceux des achats en magasin. Cette circonstance
indiquerait, selon elle, que les achats en ligne concernent essentiellement des verres d’entrée
de gamme.
773. Cette analyse n’emporte toutefois pas la conviction.
774. Sur un plan méthodologique, l’analyse présentée par Essilor concerne des lunettes et non des
verres : les différentiels observés incluent donc le prix des montures, si bien qu’il n’est pas
possible d’en tirer des enseignements utiles sur le différentiel de prix entre verres
correcteurs.
775. Sur le fond, ensuite, les écarts entre les prix moyens des achats effectués en ligne et en
magasin peuvent résulter, non d’une différence de gamme ou de qualité dans les produits
achetés, mais bien de différentiels de prix entre la vente en ligne et la vente en magasin. En
effet, les prix des lunettes en ligne peuvent être, toutes choses égales par ailleurs, plus faibles
qu’en magasin en raison des caractéristiques propres à la vente en ligne, telles que l’existence
d’une concurrence plus forte, de coûts d’exploitation plus faibles, d’un segment de clientèle
plus sensible au prix, etc. Sur ce point, une étude interne d’Essilor d’octobre 2012 mettait
d’ailleurs en évidence la capacité effective des sites de vente en ligne à proposer des prix
significativement inférieurs, ce tant pour des lunettes de vue d’entrée de gamme que pour
des produits « premium »
714
.
776. Dans son étude économique produite en délibéré
715
, Essilor conteste l’interprétation par les
services d’instruction de son étude initiale. Elle y soutient que ses marges ne lui
permettraient pas de pratiquer de forts différentiels de prix entre la vente en ligne et la vente
physique. Elle considère également que l’étude interne de 2012 ne portait pas sur des
produits identiques et que les comparaisons de prix réalisées, reposant notamment sur des
prix moyens en magasins, ne permettent pas de conclure avec certitude sur l’absence de prix
en magasin inférieurs aux prix en ligne.
777. Ces arguments ne sauraient toutefois prospérer.
778. S’agissant des taux de marge présentés par Essilor, ceux-ci sont, comme l’ont souligné les
services d’instruction, sujets à caution
716
. En outre, les coûts des sites de vente en ligne sont
nécessairement inférieurs à ceux d’un opérateur physique (économie de coûts fixes sur les
boutiques physiques, coûts d’exploitation moins élevés, etc.) et les prix bas sont essentiels
pour la conquête de leur clientèle, à la fois vis-à-vis d’autres sites de vente en ligne et
vis-à-vis des opticiens physiques.
713
Cotes 13514 et 13515.
714
Cote 2231.
715
Cotes 13514-13515.
716
Rapport des services d’instruction, paragraphes 187 à 193, cotes 13044-13045.
140
779. S’agissant ensuite des différences de prix présentées dans le document interne d’Essilor
d’octobre 2012, l’Autorité relève que ce document fait lui-même état de « prix extrêmement
élevés sur le marché traditionnel », sans attribuer ce phénomène à des gammes de produit
ou de service supérieures
717
.
780. En outre, les comparaisons de prix dans l’étude interne de 2012 sont réalisées pour chaque
canal de vente (en ligne ou physique) et pour des produits de qualité et de gamme
équivalentes. Sur ce point, les graphiques inclus dans l’étude distinguent selon le type de
verres (unifocaux ou progressifs), leur qualité et l’indice de correction.
781. Enfin, l’utilisation d’un prix moyen dans l’étude interne de 2012 ne remet pas en question
les écarts de prix substantiels constatés par les services d’instruction entre les ventes en ligne
et les ventes en magasin. Par ailleurs, plusieurs autres éléments présents au dossier
confirment l’existence de différentiels de prix très importants entre le canal en ligne et le
canal physique, y compris sur le site d’Essilor lui-même
718
.
782. Ces différents éléments indiquent que les différentiels de prix entre vente en ligne et vente
en magasin ne proviennent pas du type de produits privilégiés par les consommateurs lors
de leurs achats en ligne mais des prix très inférieurs sur ce canal de vente comparé aux prix
en magasin.
783. Par ailleurs, certains pays européens caractérisés par une proportion élevée d’achats de
verres sophistiqués, comme la Suède ou le Danemark, connaissent un développement des
ventes en ligne nettement plus élevé qu’en France
719
.
784. Il ressort de ce qui précède que les éléments présents au dossier confirment l’existence de
différentiels de prix importants entre le canal en ligne et le canal physique, y compris sur le
site d’Essilor lui-même
720
et permettent d’établir que ces différentiels ne sont pas tant liés à
une moindre qualité des produits achetés en ligne qu’à une plus grande compétitivité en
terme de prix du canal de vente en ligne.
785. Enfin, et en tout état de cause, l’Autorité relève que l’existence même des pratiques faisant
l’objet du premier grief contredit, en elle-même, l’absence de demande des sites de vente en
ligne pour les verres correcteurs « premium » en France.
Sur les conséquences conjoncturelles et structurelles de l’infraction
786. Essilor soutient que le dommage à l’économie est uniquement présumé par les services
d’instruction sur le fondement d’éléments relatifs au potentiel de croissance de la vente en
ligne. Elle considère qu’une analyse contrefactuelle, qui manque en l’espèce, aurait permis
de démontrer que les pratiques qui lui sont reprochées n’ont pu affecter, ni le développement
de la vente en ligne, limité par les facteurs externes précédemment évoqués, ni les prix de
vente au détail.
717
Cote 2230.
718
Essilor propose sur son site FramesDirect, des verres progressifs au prix de 135,99 dollars, contre
339,96 dollars dans le commerce (cote 12734). Ces différentiels de prix entre vente en ligne et vente en magasin
sont également confirmés par un document de présentation de Sensee (cote 254).
719
Cote 13462.
720
Essilor lui-même, sur son site FramesDirect, propose des verres progressifs au prix de 135,99 dollars, contre
339,96 dollars dans le commerce (cote 12734). Ces différentiels de prix entre vente en ligne et vente en magasin
sont également confirmés par un document de présentation du Groupe Sensee (cote 254).
141
787. S’agissant de l’impact des pratiques commerciales d’Essilor constitutives du grief n° 1 sur
le développement de la vente en ligne de verres optiques en France, Essilor considère que
les services d’instruction n’ont pas tenu compte de facteurs liés à la structure de la demande,
qui ont joué un rôle important dans le faible développement de la vente en ligne dans toute
l’Europe, puisque la pénétration des ventes en ligne y est en règle générale inférieure à 10 %.
En outre, certaines particularités du marché français expliqueraient que la part des ventes en
ligne soit encore plus faible en France
721
.
788. S’agissant ensuite de l’impact des pratiques commerciales d’Essilor constitutives du grief
n° 1 sur les prix des verres correcteurs en France, Essilor soutient qu’une analyse
comparative de l’évolution des prix des verres, en gros et au détail, démontre que les prix en
France ont évolué de manière similaire à ceux des autres pays dans lesquels la vente en ligne
de lunettes est plus développée
722
. Cette analyse suggèrerait donc, selon Essilor qu’un
développement plus important de la vente en ligne de verres optiques en France aurait eu
peu de chances d'entraîner une réduction significative des prix.
789. Enfin, Essilor allègue qu’il est nécessaire, pour apprécier le dommage à l’économie, de
mettre en balance les effets positifs et négatifs de la vente en ligne de lunette de vue sur le
bien-être des consommateurs. Selon Essilor, à supposer que le développement des ventes en
ligne ait un effet baissier sur les prix, il aurait dans le même temps pour effet de diminuer le
niveau de service offert aux consommateurs.
Sur les effets sur le développement de la vente en ligne
790. Essilor soutient que le faible développement des ventes en ligne est dû à un ensemble de
facteurs indépendants des pratiques qui lui sont reprochées.
791. Toutefois, s’il ne peut être exclu qu’une partie du retard de développement des ventes en
ligne en France, par rapport à d’autres pays européens, puisse être expliquée par des facteurs
autres que la pratique reprochée, certains de ces facteurs ne sont en réalité pas spécifiques à
la France, et n’y sont pas plus marqués que dans les autres pays européens. De plus, les
facteurs propres à la France mis en avant par Essilor dans ses écritures ne permettent pas
d’expliquer le retard constaté en France par rapport à d’autres pays européens (voir les
paragraphes 532 et suivants ci-avant).
792. Par ailleurs, l’Autorité considère qu’en privant les opticiens en ligne de la possibilité de tirer
parti de la notoriété et de l’image des produits et des marques du groupe Essilor, les pratiques
constatées ont, en retour, artificiellement favorisé la position des opticiens physiques.
793. Sur ce point, comme rappelé ci-avant aux paragraphes 581 et suivants, la possibilité
d’accéder et de communiquer sur les produits Essilor était un enjeu d’autant plus important
pour les opticiens en ligne, que ceux-ci constituaient un canal de vente émergent et qu’en
dépit d’un niveau de satisfaction élevé, les opticiens en ligne ont été confrontés à un déficit
de crédibilité et à des difficultés pour convertir les consommateurs novices en matière
d’achat de lunettes en ligne.
794. Cette conclusion est confirmée par les déclarations des fondateurs de sites visés par les
pratiques d’Essilor, qui figurent au paragraphe 593 ci-avant.
795. Les pratiques du groupe Essilor ont donc été de nature à entraver l’essor d’un nouveau canal
de distribution dont la stratégie était de se démarquer par des prix attractifs pour des produits
721
Cotes 13445 et suivantes.
722
Cotes 13473 et suivantes et 13516 et suivantes.
142
équivalents. Les comportements qui lui sont reprochés ont non seulement pu empêcher
l’émergence d’une concurrence intra marque sur les produits de marque Essilor, susceptible
d’augmenter la pression sur les prix, mais aussi, de manière générale, pu affecter
l’attractivité et la crédibilité des opticiens en ligne par rapport à leurs homologues physiques.
Sur les effets sur les prix de vente au détail
796. L’Autorité considère qu’en entravant le développement d’un canal de distribution
concurrent, le groupe Essilor a pu favoriser le maintien des prix des lunettes de vue à des
niveaux élevés et en augmentation au cours de la période infractionnelle
723
.
797. Comme relevé ci-avant (voir les paragraphes 37 à 39), le marché aval de la vente de produits
optiques aux consommateurs en France se caractérise par les prix élevés qui y sont pratiqués.
798. Par ailleurs, les prix des lunettes de vue en France ont connu une évolution à la hausse entre
2008 et 2018
724
, en dépit des différentes réformes adoptées par le législateur dans le but de
les faire baisser. Ce niveau élevé des prix rend les entraves au développement d’une
concurrence en ligne notamment axée sur des prix compétitifs d’autant plus dommageables.
799. Les restrictions imposées par Essilor ont ainsi contribué à freiner l’évolution du marché.
Elles ont, en outre, été susceptibles d’empêcher le consommateur d’accéder à des
informations, notamment en matière de prix, sur les produits Essilor, et d’être ainsi en
mesure de procéder à des comparaisons, dans un secteur caractérisé par son opacité et par
une forte asymétrie d’informations entre le client et le revendeur
725
. Le groupe Essilor, dans
ses observations, souligne d’ailleurs lui-même l’importance croissante d’Internet comme
source d’information préalablement aux achats de produits optiques, que ceux-ci soient
réalisés en magasin ou en ligne
726
.
800. Les éléments apportés par Essilor à l’appui de ses écritures ne permettent pas d’infirmer
cette conclusion.
801. S’agissant de lanalyse de l’évolution des prix en ligne de gros
727
et de détail
728
des verres
correcteurs en Europe, l’Autorité considère que les comparaisons effectuées par Essilor ne
sont pas suffisamment probantes pour exclure que les pratiques aient pu affecter le prix des
verres correcteurs en France.
802. En effet, l’étude économique produite par Essilor ne comporte aucune analyse de la
représentativité des verres vendus utilisés pour l’analyse des prix de détail. Il ne peut ainsi
être exclu que ces verres soient peu concernés par la vente en ligne, de sorte que l’évolution
alléguée des prix ne pourrait refléter pleinement l’intensification de la concurrence due au
développement de la vente en ligne des verres correcteurs.
723
Paragraphe 46 de la notification des griefs, cote 8982.
724
Cote 8982.
725
Cote 915.
726
Cotes 11105-11108.
727
Cote 13474. L’analyse en Figure 11 constate une diminution du prix de gros des verres en France depuis
2016, moindre qu’en Suède ou qu’au Danemark mais supérieure à celle observée dans d’autres pays,
notamment Hongrie, Pays-Bas, République tchèque ou Royaume-Uni.
728
Cote 13476. L’analyse en Figure 13 montre qu’à compter de 2015, les prix de détail en France sont restés à
peu près stables. Dans les autres pays servant de bases de comparaison, les prix ont pu croître (Espagne,
Pologne, Allemagne, Hongrie) ou diminuer (Royaume-Uni).
143
803. Par ailleurs, les données de prix de détail ne sont pas suffisamment précises pour neutraliser
le risque d’effet de composition, c’est-à-dire le risque que les évolutions de prix constatées
s’expliquent non pas uniquement en raison d’une modification tarifaire, mais principalement
en raison du fait qu’une proportion plus ou moins grande de verres plus chers peut être
vendue d'une année sur l'autre. En particulier, les données disponibles ne permettent pas de
distinguer, d’une année sur l’autre, le type de verre, la qualité des verres ou encore le canal
de distribution.
804. En outre, comme le relève Essilor elle-même
729
, l’analyse de l’évolution des prix de gros et
de détail ne peut être que sommaire, puisqu’elle ne prend pas en compte les facteurs
explicatifs des prix qui ont pu varier au cours de la période dans les différents pays étudiés
et ainsi entraîner des variations de prix différentes entre pays, indépendamment du
développement ou non des ventes en ligne. En particulier, plusieurs autres pays européens
ont pu connaître des évolutions ayant conduit à une élévation des prix de vente, susceptibles
de masquer, dans ces pays, l’effet sur les prix du développement des ventes en ligne. En
effet, une hausse plus importante des prix, concomitante au développement des ventes en
ligne, peut découler, non pas de l’absence d’effet déflationniste des ventes en ligne, mais de
l’existence, dans le pays concerné, de facteurs de variations propres, ce que l’étude met en
lumière pour plusieurs pays inclus dans l’analyse
730
.
805. De manière analogue, le secteur de l’optique en France a lui-même connu des évolutions
économiques et réglementaires qui lui ont été propres durant la période (voir paragraphes 20
et suivants et 34 et suivants ci-avant) les. Ces évolutions ont pu entraîner une diminution ou
une stabilisation des prix masquant l’impact inflationniste du sous-développement des
ventes en ligne en France
731
, de sorte que l’évolution des prix en France ne saurait être
utilement comparée à celle observée dans les États qui n’ont pas connu de changements
analogues.
806. Pour ces différentes raisons, les études économiques d’Essilor ne permettent pas d’identifier,
à partir des données disponibles, l’impact des ventes en ligne sur les prix. L’Autorité a
néanmoins démontré qu’un tel effet, à tout le moins potentiel, est probable en l’espèce.
807. Tout d’abord, Essilor estime elle-même que la concurrence pâtit d’une certaine opacité des
prix (constat confirmé par la Cour des comptes
732
), que les ventes sur Internet auraient
justement pu réduire
733
. Par ailleurs, les documents internes d’Essilor relatifs à la stratégie
mise en place pour limiter la vente en ligne (voir, par exemple, les paragraphes 110 à 115
ci-avant), établissent sans ambigté que celle-ci était notamment motivée par « l’impact
médiatique et commercial de la vente sur Internet »
734
et, selon les termes du
729
Cotes 13475.
730
Cotes 13474 à 13476. Les prix de gros auraient ainsi baissé selon l’étude économique d’Essilor, en Suède
et au Danemark, en raison d’un mouvement de concentration de la distribution autour de grandes chaînes. En
Pologne et en Hongrie, la hausse des prix observée s’expliquerait par une forte croissance économique. En
Espagne, elle serait liée à la reprise de la demande suite à la crise financière de 2008.
731
Ces évolutions peuvent être par exemple l’encadrement ces dernières années du remboursement des
dépenses d’optique (décret n° 2014-1374 du 18 novembre 2014, entré en vigueur le 1
er
avril 2015),
l’augmentation des volumes vendus par Essilor et donc des remises tarifaires accordées (cotes 7843 et 7844)
ou encore l’augmentation du nombre d’opticiens sur la même période (cotes 13469).
732
Cote 915.
733
Cote 10744.
734
Cote 10507.
144
président-directeur général de Sensee, en réponse à un questionnaire des services
d’instruction, par « la crainte de voir les prix baisser au détriment de la marge des opticiens
physiques dans un premier temps, puis celle des fabricants »
735
.
Sur la mise en balance des effets induits par la vente en ligne de lunettes
correctrices
808. Enfin, s’agissant de l’absence de mise en balance des effets positifs et négatifs de la vente
en ligne sur les consommateurs, ainsi qu’il a été développé aux paragraphes 752 et suivants
ci-avant, il n’est aucunement démontré que le niveau de service offert par les sites de vente
en ligne de lunettes de vue ne serait pas équivalent à celui offert par les opticiens qui exercent
dans des points de vente physiques.
809. Il n’y a donc pas lieu de prendre en considération les prétendus effets positifs de la limitation
du développement de la vente en ligne sur le bien-être des consommateurs tels qu’allégués
par Essilor.
*
* *
810. Ainsi, les pratiques d’Essilor ont pu priver les seuls opticiens en ligne de la possibilité de
tirer parti de la notoriété et de l’image des produits et des marques du groupe Essilor, ce qui
a artificiellement favorisé la position des opticiens physiques et ce alors même que, la vente
en ligne étant un canal émergent, la possibilité d’accéder et de communiquer sur les produits
d’Essilor représentait un enjeu crucial en terme de crédibilité pour les sites de vente en ligne.
811. Du point de vue de la demande, les pratiques d’Essilor ont pu favoriser le maintien des prix
de lunettes de vue à des niveaux élevés
736
, diminuer le choix de produits disponibles pour
les consommateurs ainsi qu’empêcher le consommateur de procéder à des comparaisons
faute d’informations sur l’origine des verres.
Conclusion sur le dommage à l’économie
812. Au regard de ce qui précède, le dommage causé à l’économie par les pratiques commerciales
en cause apparaît certain.
813. Il présente toutefois un caractère modéré, compte tenu, notamment, de la part limitée des
ventes en ligne de verres correcteurs en France.
*
* *
d) Conclusion sur la proportion de la valeur des ventes
814. Compte tenu de l’appréciation qu’elle a faite ci-dessus de la gravité des faits et du caractère
certain, mais modéré, du dommage causé à l’économie dans le secteur concerné, l’Autori
retiendra, pour déterminer le montant de base de la sanction infligée aux entreprises en cause,
une proportion de 4 % de la valeur retenue comme assiette du montant des sanctions
pécuniaires prononcées au titre du grief retenu à l’égard d’Essilor.
735
Cote 76.
736
Voir supra paragraphe 39.
145
e) Sur la durée de la pratique
Rappel des principes applicables
815. La durée de l’infraction est un facteur qui est pris en compte tant dans le cadre de
l’appréciation de la gravité des faits
737
que lors de l’évaluation de l’importance du dommage
à l’économie
738
.
816. Dans le cas d’infractions qui se sont prolongées plus d’une année, l’Autorité s’est engagée à
prendre en compte leur durée selon les modalités pratiques suivantes : la proportion retenue,
pour donner une traduction chiffrée à la gravité des faits et à l’importance du dommage causé
à l’économie, est appliquée une fois, au titre de la première année complète de participation
individuelle aux pratiques de chaque entreprise en cause, à la valeur de ses ventes pendant
l’exercice comptable de référence, puis à la moitié de cette valeur, au titre de chacune des
années complètes de participation suivantes. Au-delà de cette dernière année complète, la
période restante est prise en compte au mois complet près, dans la mesure où les éléments
du dossier le permettent
739
.
817. Dans chaque cas d’espèce, cette méthode se traduit par un coefficient multiplicateur, défini
proportionnellement à la durée individuelle de participation de chacune des entreprises aux
pratiques et appliqué à la proportion de la valeur des ventes effectuées par chacune d’entre
elles pendant l’exercice comptable retenu comme référence.
Application au cas d’espèce
818. Pour les motifs qui figurent aux paragraphes 646 à 650 ci-avant, l’Autorité considère
qu’Essilor International a mis en œuvre l’infraction constitutive du premier grief notifié à
compter du 29 avril 2009 et que celle-ci a pris fin le 23 décembre 2020, date de la
notification de griefs. En conséquence, la durée de la pratique retenue pour la détermination
du montant de base est de 11 ans et 7 mois, soit un coefficient multiplicateur de 6,29.
819. S’agissant d’Essilor Luxottica, dont la responsabilité a été retenue à compter du
1
er
octobre 2018 en sa qualité de société mère, il convient de la tenir solidaire de la sanction
pécuniaire à hauteur de sa durée de détention du capital d’Essilor International sur la période
infractionnelle, soit environ 19 % de cette dernière.
f) Conclusion sur la détermination du montant de base
820. Eu égard à la gravité des faits et au dommage causé à l’économie par les pratiques en cause,
le montant de base des sanctions pécuniaires, déterminé en proportion des ventes en relation
avec l’infraction réalisées par les entreprises concernées, d’une part, et en fonction de la
durée de l’infraction, d’autre part, est présenté dans le tableau ci-après.
737
Arrêt de la Cour de cassation du 30 mai 2012, Orange France, n° 11-22144.
738
Arrêt de la Cour de cassation du 12 juillet 2011, Lafarge Ciments e. a., n° 10-17482 et 10-17791.
739
Point 42 du communiqué sanctions.
146
Entreprise Montant de base (en euros)
Essilor International SAS 73 697 666
EssilorLuxottica SA 14 000 000
2. SUR LINDIVIDUALISATION DE LA SANCTION
821. Dans le communiqué sanctions, l’Autorité s’est engagée à adapter le montant de base retenu
à la situation individuelle de l’entreprise sanctionnée et, quand c’est le cas, du groupe auquel
elle appartient.
822. À cette fin, et en fonction des éléments propres à chaque cas d’espèce, elle peut prendre en
considération différentes circonstances atténuantes et aggravantes caractérisant le
comportement de l’entreprise mise en cause dans la commission des infractions, ainsi que
d’autres éléments objectifs pertinents relatifs à sa situation individuelle, tels la prise en
compte du caractère mono-produit de l’activité, l’appartenance à un groupe puissant ou
l’existence de difficultés financières.
823. Cette prise en compte peut conduire à ajuster le montant de la sanction tant à la baisse qu’à
la hausse
740
.
a) Sur les circonstances atténuantes et aggravantes
824. Essilor soutient que la sanction prononcée devrait être revue à la baisse, comme prévu aux
points 44 et 45 du communiqué sanctions, compte tenu de ce que les comportements
incriminés auraient été encouragés, au moins à titre de précaution, par les pouvoirs publics,
en raison du contexte juridique incertain avant l’adoption de la loi Hamon
825. Toutefois, Essilor ne démontre nullement en quoi les pouvoirs publics auraient
« encouragé » les pratiques incriminées. Il a, en revanche été établi qu’Essilor, en tant
qu’acteur dominant, s’est substituée aux pouvoirs publics en mettant en œuvre, sous couvert
d’une prétendue interdiction légale de la vente en ligne
741
, une politique commerciale
restrictive envers les sites français de vente en ligne de lunettes de vue.
826. Aucune circonstance atténuante ne saurait, partant, être retenue à ce titre.
b) Sur les autres éléments d’individualisation
827. Il résulte des points 47 à 49 du communiqué sanctions qu’« afin d’assurer le caractère à la
fois dissuasif et proportionné de la sanction pécuniaire, l’Autorité peut adapter, à la baisse
ou à la hausse, le montant de base en considération d’autres éléments objectifs propres à la
situation de l’entreprise ou de l’organisme concerné. En particulier, elle peut l’adapter à la
baisse pour tenir compte du fait que l’entreprise concernée mène l’essentiel de son activité
sur le secteur ou marché en relation avec l’infraction (entreprise « mono-produit ») () elle
peut aussi l’adapter à la hausse pour tenir compte du fait que (…) le groupe auquel
appartient l’entreprise concernée dispose lui-même d’une taille, d’une puissance
740
Points 43 et suivants du communiq sanctions.
741
Voir les paragraphes 718 et suivants.
147
économique ou de ressources globales importantes, cet élément étant pris en compte, en
particulier, dans le cas où l’infraction est également imputable à la société qui la contrôle
au sein du groupe».
828. Essilor soutient, tout d’abord, qu’elle devrait être considérée comme une entreprise
mono-produit, au moins pour la période antérieure à la fusion entre Essilor et Luxottica,
datant d’octobre 2018, ce qui justifierait ainsi de revoir à la baisse le montant de la sanction.
829. Elle indique, à cet effet, que si la valeur des ventes retenue est celle indiquée par les services
d’instruction dans le rapport, les ventes concernées représentaient [80-90] % de son chiffre
d’affaires en 2017 et entre [80-90] et [90-100] % entre 2008 et 2016.
830. Sur ce point, il ressort d’une jurisprudence et d’une pratique décisionnelle constantes que la
prise en compte du caractère d’entreprise « mono-produit » a pour finalité d’éviter que
l’application de la méthode normale de détermination des sanctions aboutisse à des montants
disproportionnés
742
.
831. Un tel risque s’apprécie en tenant compte de la valeur des ventes utilisée comme assiette de
la sanction, et en comparant ce chiffre au montant du chiffre d’affaires annuel total déclaré
par l’entreprise ou, le cas échéant, au montant du chiffre d’affaires annuel total consolidé du
groupe auquel celle-ci appartient
743
.
832. Or, selon cette approche, la valeur des ventes retenue au paragraphe 710, ne représente qu’un
faible pourcentage du chiffre d’affaires annuel total d’Essilor International SA jusqu’à
2017
744
et, a fortiori, d’EssilorLuxottica SA à compter de 2018
745
.
833. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de faire bénéficier Essilor de l’atténuation de la sanction
liée au caractère mono-produit de l’activité de l’entreprise.
834. Essilor estime, par ailleurs, que son appartenance au groupe EssilorLuxottica ne justifierait
pas une augmentation de la sanction, dès lors qu’il ne serait pas démontré, contrairement à
ce qu’exige la jurisprudence, que les comportements qui lui sont reprochés ont été influencés
ou facilités par cette appartenance. Elle devrait d’autant moins être prise en compte que la
fusion entre Essilor et Luxottica n’est intervenue qu’en octobre 2018 et ne pouvait, par
définition, influencer ou faciliter les pratiques antérieures, voire même postérieures, à cette
date.
835. À cet égard, il ressort d’une pratique décisionnelle et d’une jurisprudence constantes que
l’appréciation de la situation individuelle peut conduire à prendre en considération
l’envergure de l’entreprise en cause ou du groupe auquel elle appartient
746
.
836. La jurisprudence de l’Union va dans le même sens. Tout en indiquant que le recours à la
valeur des ventes de l’entreprise en cause permet de proportionner l’assiette de la sanction à
l’ampleur économique de l’infraction et au poids relatif de l’intéressée sur le secteur ou
742
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 21 décembre 2017, RG 16/15499.
743
Autorité de la concurrence, décision 16-D-09 du 12 mai 2016 relative à des pratiques mises en œuvre
dans le secteur des armatures métalliques et des treillis soudés sur l’île de la Réunion. La cour d’appel de Paris
a, quant à elle, précisé que lorsque la société mère est tenue pour solidairement responsable en raison de son
influence déterminante, il lui appartient, comme à sa filiale, de démontrer qu’elle a elle-même le caractère
d’entreprise « mono-produit » : cour d’appel de Paris, 20 décembre 2018, RG 17/21459.
744
Ce chiffre s’élevait ainsi à 7 490 000 000 euros en 2017.
745
Ce chiffre s’élevait à 17 390 000 000 euros en 2019.
746
Voir en ce sens, arrêt de la Cour de cassation du 28 avril 2004, Colas Midi -Méditerranée e.a., n° 02-15203.
148
marché en cause, elle rappelle en effet qu’il est légitime de tenir compte, dans le même
temps, du chiffre d’affaires global de cette entreprise, en ce que celui-ci est de nature à
donner une indication de sa taille, de sa puissance économique et de ses ressources
747
au
moment de l’adoption de la décision litigieuse
748
.
837. De fait, la circonstance qu’une entreprise dispose d’une puissance financière importante peut
justifier que la sanction qui lui est infligée, en considération d’une ou plusieurs infractions
données, soit plus élevée que si tel n’était pas le cas, afin d’assurer le caractère à la fois
dissuasif et proportionné de la sanction pécuniaire
749
. À cet égard, la Cour de cassation a
déjà eu l’occasion de préciser que l’efficacité de la lutte contre les pratiques
anticoncurrentielles requiert que la sanction pécuniaire soit effectivement dissuasive
objectif également mis en exergue, s’agissant des sanctions pouvant être imposées en cas de
violation de règles nationales de concurrence, par l’arrêt de la Cour européenne des droits
de l’Homme du 27 septembre 2011, Menarini Diagnostics/Italie
750
, au regard de la
situation financière propre à chaque entreprise au moment où elle est sanctionnée
751
.
838. En vertu de ces principes, l’Autorité n’est pas tenue pour majorer la sanction, « de démontrer
en quoi l’appartenance à un groupe a joué un rôle dans la commission des pratiques, dès
lors que la société faîtière du groupe, société mère, qui s’est vu imputer les pratiques, et la
société auteur des pratiques constituent une entreprise unique au sens du droit de la
concurrence »
752
. Lorsque la société mère d’un groupe est présumée avoir exercé une
influence déterminante sur le comportement de sa filiale, et que, pour cette raison, les
pratiques mises en œuvre par celle-ci doivent lui être imputées, « il s’en déduit, par
définition, que l’appartenance [de la filiale au groupe] a joué un rôle dans la mise en œuvre
de ces pratiques »
753
.
839. En l’espèce, les griefs ont été imputés aux sociétés Essilor International et EssilorLuxottica
qui constituent, prises ensemble, une entreprise au sens du droit de la concurrence, ainsi que
cela ressort des développements supra relatifs à l’imputabilité des pratiques (voir les
paragraphes 688 et suivants ci-avant).
840. La société Essilor International, à laquelle l’infraction a été imputée en tant qu’auteure des
pratiques, fait partie d’un groupe d’envergure mondiale, EssilorLuxottica SA, au sein duquel
elle consolide ses comptes.
841. La société EssilorLuxottica SA, à laquelle l’infraction a été imputée en tant que société mère
de l’auteur des pratiques, est à la tête d’un groupe qui a réalisé, en 2021, un chiffre d’affaires
mondial consolidé de 19,82 milliards d’euros
754
.
747
Voir, notamment, l’arrêt de la Cour de justice du 26 juin 2006, Showa Denko/Commission, aff. C-289/04,
EU:C:2006:431, points 16 et 17.
748
Arrêt de la Cour de justice du 4 septembre 2014, YKK Corporation, C-408/12, EU:C:2014:2153, point 86.
749
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 11 octobre 2012, Entreprise H. Chevalier Nord e.a., p. 71, et du 30
janvier 2014, Société Colgate-Palmolive Service, n° 2012/00723, p. 41.
750
A. Menarini Diagnostics S.R.L. c. Italie, n°43509/08, paragraphe 41, CEDH 2011.
751
Arrêt de la Cour de cassation du 18 septembre 2012, Sephora e.a., n° 12-14401.
752
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 octobre 2016, Société Beiersdorf e.a.,15/01673, point 426.
753
Arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 octobre 2017, Caisse des dépôts et consignations e.a.,17/01658,
page 20.
754
https://www.essilorluxottica.com/sites/default/files/documents/202203/EssilorLuxottica%20DEU%202021
_FINAL%20PDF_FR.pdf.
149
842. La société EssilorLuxottica SA dispose ainsi d’une taille, d’une puissance économique et de
ressources globales très importantes
843. Par ailleurs, la valeur des ventes retenue comme assiette de la sanction au titre du grief n° 1
ne représente que 1,5 % du chiffre d’affaires total du groupe disponible le plus récent
755
.
844. Au vu de ces éléments, et afin d’assurer le caractère à la fois dissuasif et proportionné de la
sanction au regard de la situation financière propre à l’entreprise au moment où elle est
sanctionnée, il y a lieu, en l’espèce, d’augmenter de 10 % la sanction infligée aux sociétés
Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA.
3. CONCLUSION SUR LE MONTANT DE LA SANCTION PECUNIAIRE
845. Au vu des considérations qui précèdent, les sanctions encourues, au titre du grief n° 1 sont
les suivantes :
Entreprise
Montant de base (en euros)
Essilor International SAS 81 067 432
EssilorLuxottica SA 15 400 000
4. SUR LES AJUSTEMENTS FINAUX
a) Sur le maximum légal
846. S’agissant du plafond de la sanction applicable, aux termes du I de l’article L.464-2 du code
de commerce, les seuils auxquels sont soumises les sanctions sont les suivants : « Le montant
maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 10 % du montant du chiffre d'affaires
mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice
précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. Si les comptes de
l'entreprise concernée ont été consolidés ou combinés en vertu des textes applicables à sa
forme sociale, le chiffre d'affaires pris en compte est celui figurant dans les comptes
consolidés ou combinés de l'entreprise consolidante ou combinante ».
847. Conformément aux informations fournies par le groupe Essilor, le maximum légal de la
sanction encourue est de 1,98 milliard d’euros, correspondant à 10 % du chiffre d’affaires
mondial hors taxes de 2021
756
.
848. La sanction encourue par les sociétés mises en cause est donc inférieure au plafond légal.
755
Aux termes de la jurisprudence applicable, l’efficacité de la lutte contre les pratiques
anticoncurrentielles requiert que la sanction soit effectivement dissuasive, au regard de la
situation financière propre à l’entreprise au moment où elle est sanctionnée (voir arrêt de la
Cour de cassation, 18 septembre 2012, n° 12.14401 et autres).
756
https://www.essilorluxottica.com/sites/default/files/documents/202203/EssilorLuxottica%20DEU%202021_
FINAL%20PDF_FR.pdf.
150
b) Sur la situation financière de l’entreprise
849. En l’espèce, les mises en cause n’invoquent aucune difficulté particulière et n’ont pas produit
d’éléments financiers et comptables permettant de démontrer l’existence de difficultés
financières affectant leur capacité à s’acquitter de la sanction que l’Autorité envisage de leur
infliger.
c) Sur le montant final de la sanction
850. Au vu de l’ensemble des éléments généraux et individuels tels qu’exposés ci-dessus, le
montant de la sanction infligée à Essilor International SAS est de 81 067 432 euros, arrondi
à 81 067 400 euros. Sur cette somme, EssilorLuxottica est solidairement responsable pour
un montant de 15 400 000 euros.
151
DÉCISION
Article 1
er
: Les conditions d’une interdiction au titre de l’article 102 du TFUE ne sont pas
réunies s’agissant de la pratique visée par le grief n° 1 notifié le 30 décembre 2020 à la
société BBGR SAS en raison de sa participation directe et à la société Essilor International
SAS en sa qualité de société mère de la société BBGR SAS.
Conformément à l’article 3, paragraphe 2, du règlement (CE) n°1/2003 du Conseil du
3 décembre 2002, cette pratique ne peut pas non plus être interdite sur le fondement de
l’article L. 420-2 du code de commerce. Il n’y a donc pas lieu, en application de l’article 5
dudit règlement, à poursuivre la procédure, que ce soit au titre du droit de l’Union ou du
droit national.
Article 2 : Les conditions d’une interdiction au titre de l’article 102 du TFUE ne sont pas
réunies s’agissant de la pratique visée par le grief n° 2 notifié le 30 décembre 2020 aux
sociétés BBGR SAS et Essilor International SAS en raison de leur participation directe et à
la société Essilor International SAS en sa qualité de société mère de la société BBGR SAS.
Conformément à l’article 3, paragraphe 2, du règlement (CE) n°1/2003 du Conseil du
3 décembre 2002, cette pratique ne peut pas non plus être interdite sur le fondement de
l’article L.420-2 du code de commerce. Il n’y a donc pas lieu, en application de l’article 5
dudit règlement, à poursuivre la procédure, que ce soit au titre du droit de l’Union ou du
droit national.
Article 3 : Il est établi que la société Essilor International SAS, en tant qu’auteure, et
EssilorLuxottica SA en tant que société mère, ont enfreint les dispositions de l’article
L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l’article 102 du TFUE, pour avoir mis en
œuvre, du 29 avril 2009 au 23 décembre 2020 s’agissant d’Essilor International SAS et du
1
er
octobre 2018 au 23 décembre 2020 s’agissant d’EssilorLuxottica SA, une politique
commerciale discriminatoire à l’encontre des sites Internet proposant une offre de lunettes
de vue entièrement en ligne.
Article 4 : Est infligée à la société Essilor International SAS, au titre de la pratique visée à
l’article 3, une sanction pécuniaire de 81 067 400 euros, dont 15 400 000 euros solidairement
avec la société EssilorLuxottica SA.
Délibéré sur le rapport oral de M. Jérôme Schall, rapporteur et de M. Nicolas Lluch,
rapporteur du service économique et lintervention de Mme Gwenaëlle Nouët, rapporteure
générale adjointe, par Mme Fabienne Siredey-Garnier, vice-présidente, présidente de
séance, Mme Irène Luc, vice-présidente et M. Jean-Yves Mano, membres.
La secrétaire de séance,
Claire Villeval
La présidente de séance,
Fabienne Siredey-Garnier
Autorité de la concurrence